Après le massacre chez Charlie Hebdo.

Le mot de martyrs (témoins) prend tout son sens. Chacune des douze personnes assassinées, politique ou chroniqueuse, policier ou dessinateur, était un combattant ou une combattante de la liberté, de la dignité humaine, de la démocratie, des droits.

Ils sont morts au champ d'honneur.

Il est légitime, et heureux, que toute la Nation prenne le deuil et leur rende hommage.


Nous discutions avec un ami de ces questions dont les médias accablent les "musulmans démocrates" ou "représentants de la communauté musulmane" qu'ils interviewent.

Et je crains, je devine, des incompréhensions fatales. Si c'est moi-même qui comprends de travers, j'invite les lecteurs ou lectrices musulman(e)s à corriger.

Tel interviewé musulman dira "Ces terroristes ne sont pas des musulmans".

Et l'interviewer, ou des auditeurs, entendront cette réponse comme une dérobade — ah bon, pas musulmans, alors qu'ils s'appellent Saïd ou Mohamed ? Ne serait-ce pas une façon, pour l'interviewé, de refuser de répondre sur l'islam, sur les guerres menées au nom du djihad, sur la violence dans le Coran, etc. ?

Alors que c'est l'inverse. "Ces gens ne sont pas des musulmans" veut dire "Par leurs actes, ces gens ont trahi leur foi et la communauté. Je les rejette". Parce que "musulman" n'est pas affaire de naissance ou d'état-civil, mais d'obéissance à la volonté divine — au moins une chose que tout le monde saura grâce au titre de Houellebecq. Et la volonté divine ne peut être d'assassiner une politique, une chroniqueuse, un policier ou un dessinateur.

Cette réponse veut dire : on peut fréquenter les mosquées, on peut s'habiller selon les codes des religieux, on peut se croire à l'écoute de la volonté divine, et commettre les pires des crimes. Ce que les journalistes de Charlie savaient bien.

Dire "ces gens, issus de notre communauté, ne sont pas des musulmans", c'est reconnaître avec humilité les limites de la religion qui se "pratique", qui se voit, qui se dit.


Et tel journaliste relance : "Mais vous, est-ce que êtes d'accord avec les caricatures de Mahomet ? Ou est-ce que vous aussi, vous les condamnez ?"

Et l'interviewé essaye de ne pas répondre à cette question piège. Poussé dans ses retranchements, il murmurera qu'il soutient les dessinateurs de Charlie ; mais son malaise reste audible. Et on va le soupçonner de ne pas être un vrai, ou un bon, Français, puisque son soutien aux caricaturistes manque tellement d'enthousiasme.

Et pourtant, s'il est musulman, qu'il conforme ne serait-ce que sa parole publique aux règles de l'islam, il ne peut que désapprouver ces caricatures. Par comparaison, les chrétiens n'avaient aucune raison de s'indigner contre "Piss Christ" : le Christ a bel et bien été crucifié, à mort, dans la saleté et la puanteur. C'est ainsi qu'il partageait la condition humaine, celle des écrasés, des humiliés, des anéantis. L'artiste le rappelait de façon dérangeante peut-être, mais tout à fait conforme à la religion chrétienne. Mais, selon la religion musulmane, une humiliation du prophète ne peut trouver aucune valeur ; l'islam y voit seulement un rejet du message divin. Si le caricaturiste se disait musulman, il serait donc bel et bien condamnable, au regard de la loi religieuse… et même, un musulman pourrait dire de lui "il n'est pas musulman" !

D'ailleurs, l'interviewé sait bien que le caricaturiste de Charlie n'est pas musulman. C'est pourquoi, dans un pays laïc, un pays dont la loi n'est pas la charia, il doit pouvoir dessiner ce qu'il veut, y compris un personnage ressemblant à un prophète, avec un bombe en guise de turban. Et y compris un prophète qui trouve "dur d'être aimé par des cons".


Il y en a des choses que l'interviewé aurait pu dire.

Il aurait pu dire son soutien aux éditeurs, aux imprimeurs, aux libraires, qui diffusent Charlie Hebdo.

Il aurait pu appeler les imams, les fidèles des mosquées, les personnes actives dans les communautés musulmanes, à se faire plus attentives encore pour signaler à la police leurs inquiétudes — telle personne qui se serait vantée d'avoir une arme de guerre ; telle autre dont le profil Facebook est consacré au Hamas ; telle autre qui, plus jeune, parlait de la miséricorde de Dieu et dont le discours est devenu mortifère.

Il aurait pu le dire, mais ce n'est pas ce que le journaliste voulait entendre.


Art Goldhammer a écrit sur Al Jazeera Amérique une chronique profonde : "Let’s not sacralize Charlie Hebdo. The magazine’s raison d’être was to show nothing is sacred."