Je lis — souvent — qu’on est avec le Covid en situation de flou, d’incertitude. Je lis par exemple ce matin sur Facebook : “un virus inconnu qui développe des variants tout aussi inconnus”.

Y a-t-il pourtant un virus mieux connu ? Sur des recherches comme “virus Covid” ou “SARS Cov 2”, “Google Scholar” dit avoir des millions de réponses (des millions de publications scientifiques). Les variants sont étudiés à toute allure quand ils apparaissent. Je doute que l’humanité ait déjà été aussi rapide dans l’étude d’un microbe quel qu’il soit !

On atteint presque la vitesse de la maladie elle-même. Comme (heureusement) le Covid provoque peu de décès immédiats, mais (hélas) des décès après des semaines d’infection et de traitement,… il a fallu aussi plusieurs semaines pour avoir des estimations de la létalité du variant Omicron, une fois qu’il a été détecté.

Sous ma casquette de professionnel des data, je reste très insatisfait, et depuis le début ; il y a plein d’études “qu’on devrait faire” et qui ne sont toujours pas faites. Une mobilisation générale qui aurait dû avoir lieu dès fin janvier 2020, au pire mi-février, et qui n’a jamais eu lieu. Une “révolution de la santé” que j’attends toujours ; on est toujours dans l’Ancien Régime. Mais c’est la nature de la politique. Ces “on devrait”, “qui aurait dû”… l’humanité vit avec en permanence. C’est le “on” en question qui n’existe pas. Les personnes réelles font leurs recherches habituelles (moi pareil), utilisent leurs outils habituels dans leurs fonctions habituelles. Et c’est déjà énorme.

Les études sont donc, de fait, nombreuses et rapides.

Mon plus grand regret, c’est le manque de mise en débat scientifique. Les quelques formes de confrontation entre disciplines ont été captées, instrumentalisées pour la communication “pseudo-scientifique” des pouvoirs politiques (comme des opposants), ajoutant à la confusion et au sentiment que “on ne sait pas, on nous cache des choses”.

Les médias, scientifiques ou généralistes, pourraient aussi être des instances de confrontation et de synthèse, mais ils ont démontré leurs immenses lacunes pour cela, embrigadés eux aussi pour des thèses ou courants de pensées plaisant à leur audience ou à leurs actionnaires.



Chaque personne qui veut s’informer en est réduire, soit à faire des synthèses par elle-même (ce qui est hors de portée de 99,9% des gens, vu l’abondance des sources), soit à trouver une personne qui fait des synthèses et qui s’est avérée constamment fiable pendant ces 2 ans : ainsi je “suis” beaucoup François Balloux, un de mes frères “suit” régulièrement Christian Drosten ; Neil Ferguson est constamment fiable mais publie moins ; il y en a pas mal d’autres.

Une autre option consiste à trouver une personne qui depuis 2 ans s’est constamment trompée (un “Alain Minc” de la santé, comme Martin Blachier, Eric Feigl-Ding, l’IHU, ou, en gros, tous les experts CNews), et à en déduire que la réalité est à l’opposé ; mais c’est risqué : même le commentateur qui se trompe le plus peut, occasionnellement, répéter des informations justes.

Le fonctionnement des médias généralistes produit une troisième catégorie, celle des “experts à thèse” : on les fait venir sur le plateau pour qu’ils y expriment une thèse prédéfinie (par exemple, que les mesures prises sont insuffisantes, ou que les libertés sont bafouées) ; difficile de savoir s’ils sont fiables ou non puisque, si dans certaines situations ils s’exprimeraient autrement, ils n’ont pas la parole. Pour échapper à ce biais, la seule solution est d’aller les écouter directement, donc de ne pas écouter les médias généralistes.

Écrire cela est frustrant :

  • pourquoi devoir discriminer entre individus ? alors que je voudrais discriminer entre affirmations : le vrai du faux.
  • pourquoi devoir boycotter les médias ? alors que je voudrais m’appuyer sur des messages partagés, écoutés par d’autres.


Ce qui manque et qui devrait exister — parce qu’il y a des institutions pour ça, des professionnels de ça — c’est un débat scientifique.

Tout ce qu’il y a eu, c’est un débat “entre scientifiques”, insultes et seaux d’eau sale en prime.

Ce dont le manque me fait de la peine, c’est un débat qui viserait à construire une science commune, en partageant — y compris en confrontant — des apports de spécialités diverses.

Arnaud Rey (chercheur en psychologie cognitive, et un ami) écrit, en tribune dans Marianne :

“chaque expert pense … avec (ses) schémas mentaux : un épidémiologiste analyse la situation sous l’angle de la circulation du virus et promulgue ses recommandations pour la limiter à coups de mesures sanitaires plus ou moins strictes alors qu’un psychiatre voit (dans la même situation) les effets délétères de ces mêmes mesures sur la santé mentale de la population.”

Comment passer de ces monologues parallèles, à un dialogue ?

Le mode de fonctionnement par “conférence de consensus” me semblerait bien adapté à ce genre de situations — celles où chacun a, selon sa spécialité, un bout de connaissance sur le sujet commun. Je n’ai pas entendu parler d’une seule conférence de ce type depuis le début de la crise Covid.

Ça fera peut-être partie du programme d’un candidat à la présidentielle ! Pourquoi pas !

Dans le processus intellectuel de prise d’information, Pierre Abélard distingue 3 étapes[1] :

  • l’appréhension (de sensations, d’éléments d’information, d’affirmations d’autrui…)
  • l’estimation, ou jugement (en latin : estimatio)
  • le savoir (scientia)

Dans la première étape, chaque élément d’information nous reste extérieur, nous appliquons nos capacités sensorielles, intellectuelles… à l’examiner, le discuter, le confronter aux autres…

Dans la troisième étape, l’information a été stockée sous une forme abstraite, intégrée à notre cerveau et à nos capacités d’analyse. “2+2=4”, “il y a dans le ciel une et une seule Lune”, “nous sommes en décembre”, etc. : plus besoin ni d’aller vérifier, ni de se prononcer, ce sont juste des faits dans notre “base de faits” intérieure.

La 2ème étape est la plus passionnante : c’est celle où nous faisons un choix. Interpréter les éléments que nous avons, en privilégier certains parmi ceux qui se contredisent, trouver une synthèse entre ceux qui semblent se contredire mais peut-être pas.

Sur le Covid, l’Humanité a produit beaucoup d’appréhension et beaucoup de savoir, mais, je trouve, regrettablement peu d’ estimatio.

Note

[1] Pour une description plus juste, Christophe Grellard : “Fides sive credulitas, le problème de l’assentiment chez Abélard, entre logique et psychologie”.