Mon dernier séjour au Burkina Faso date de six ans. Mais Argenteuil n'est pas un si mauvais observatoire. C'est à Argenteuil que j'ai eu le plaisir de rencontrer feu Gérard Kango Ouedraogo, qui joua un grand rôle dans l'indépendance républicaine et pacifique de ce qui était la Haute-Volta. Ou notre concitoyen et mon "homo", Frédéric Guirma, personnalité marquante des premières années de l'indépendance, nostalgique justement de la Haute-Volta, et "candidat accompagnateur" à l'une des présidentielles de Blaise Compaoré.

Alors quelques points de vue destinés à mes compatriotes français étonnés ou surpris par la (tentative de) révolution ouagalaise.

Tentative ou révolution ? Nous en saurons plus dans quelques minutes, puisque une allocution du Président Compaoré est attendue. Démissionnera-t-il, de façon à préserver la continuité institutionnelle ? J'en serais étonné. Le plus probable est qu'il appelle comme nouveau Premier Ministre le leader de l'opposition, Zéphirin Diabré. Ce qui mettrait l'opposition en difficulté, créerait un flou, radicaliserait sans doute les jeunes, et donnerait une chance aux "durs" du régime d'emporter l'épreuve de force. C'est le coup qu'avaient réussi Mobutu et d'autres.

On lit des termes comme "printemps noir". La comparaison tient-elle ?

Avec la Libye certainement pas. "Blaise" n'est ni un dictateur ni fou.

Avec la Syrie non plus. Compaoré, nabiiga — membre d'une grande famille de l'ethnie majoritaire moaga (mossi) — n'est pas le syndic d'une minorité ethnique. Son arrivée au pouvoir a été validée par un large consensus des institutions ethniques, religieuses et des forces politiques.

Avec la Tunisie ou l'Égypte, il y a une grande parenté.

C'est l'usure d'un pouvoir fort mais progressivement paralysé par ses multiples liens avec le business.

Ce pouvoir tenait par l'implication des forces armées dans le même business, et qui vacille quand l'armée envisage de le lâcher. C'est une révolution pacifique mais où il y a des morts — au moins un hélas — et le risque de "bain de sang" est évoqué (sur RFI par exemple il y a quelques minutes).

Ce pouvoir était élu et réélu. Blaise Compaoré gagnait largement les présidentielles, et son parti le CDP, avec quelques alliés, disposait d'une large majorité à l'Assemblée.

Ce pouvoir bénéficiait d'un consensus large et prolongé. La présidence d'un militaire n'était sans doute pas jugée comme un bien en soi ; mais le régime Compaoré garantissait la paix civile et le fonctionnement régulier des institutions (après une succession de coups d'État, de 1980 à celui de 1987 qui l'a porté au pouvoir).

Y a-t-il un risque de guerre civile ?

Croisons les doigts : aucun. Le Burkina et la Haute-Volta sont en paix civile depuis près d'un siècle, c'est-à-dire depuis la fin de la résistance au colonisateur français (1927 en région touarègue).

En fait, la paix civile est la première et plus précieuse richesse du Burkina. C'est cette paix civile qui a permis, depuis le XVème siècle, un peuplement dense du "plateau mossi" malgré l'extrême pauvreté du sol et l'enclavement par rapport aux réseaux de communication continental et mondial.

Est-ce un État fragile ?

Si on considère (et je considère ;-) ) que la continuité de l'État au Burkina est celle de l'empire moaga, le Burkina est dans le monde l'un des plus anciens États organisés dans sa forme actuelle, sinon le plus ancien (entre 5 et 8 siècles selon les historiens).

Les chefs de l'opposition et l'état-major, si j'ai bien lu, sont allés aujourd'hui rencontrer l'empereur.

La solution que retiendra l'empereur s'imposera.

Aussi parce que 5 siècles de continuité politique ne se gagnent pas par hasard… mais par une capacité exceptionnelle à sentir les situations et à faire les choix les plus prudents. Certes, les institutions impériales ont parfois été dépourvues face à des défis extérieurs (celui d'un coup d'État peul vers le XVIIIème siècle ; l'arrivée des mitrailleuses françaises en 1898). Mais pour le jeu politique intérieur, elles sont imbattables.

Pourquoi changer ?

Le mouvement "Balai citoyen" explique que le service public est ruiné par la corruption, l'État incapable, etc.

Il y a peut-être du vrai, mais il faut relativiser.

Le service public au Burkina est lent, procédurier, handicapé par les multiples entrelacements de dépendances et d'intérêts ; mais il fonctionne. Et remarquablement, au regard de l'extrême pauvreté du pays.

Lors de l'accident de l'avion d'Air Algérie, au Mali, c'est l'armée burkinabé, non l'armée malienne, qui était arrivée la première sur les lieux. Le Président était sans doute en vacances : c'est son chef d'état-major Gilbert Diendéré qui a géré la situation, avec un sang-froid et un sens de l'État remarquables.

Sûrement, le Burkina peut faire de grands progrès, notamment pour le développement des campagnes et des petites villes. Car tout l'enrichissement des vingt dernières années a été aux villes, et principalement à la capitale, qui avait même connu un boom immobilier à l'époque de la crise ivoirienne (2002)… pendant que la paysannerie des campagnes continue à vivre dans la grande pauvreté, d'une récolte de quelques quintaux de céréales par famille et par an

Comment faire mieux ? Comme enclencher un développement économique profond, général dans le pays ? Ce sera un défi bien difficile pour les prochains gouvernants.

L'opposition est-elle capable de gouverner ?

Oui, c'est la grande nouveauté des dernières législatives : un parti d'alternance, l'UPC de Zéphirin Diabré, a obtenu beaucoup de voix

Plusieurs grands partis avaient obtenu un grand soutien populaire dès le début des années 90, dès les premières élections des présidences Compaoré. Mais c'étaient des "partis d'opposants", ou des partis traditionnels prêts à toute négociation avec le pouvoir.

Plusieurs des principaux leaders du CDP avaient senti la situation, quitté le parti présidentiel et créé leurs propres mouvements : l'ancien premier Ministre Roch Marc Christian Kaboré, l'ancien maire de Ouaga Simon Compaoré, l'ancien ministre des Affaires étrangères Ablassé Ouedraogo.

L'opposition semblait prête pour l'alternance de 2015, date de la prochaine élection présidentielle. Pour la première fois depuis celle de 1978, et la deuxième fois seulement depuis l'indépendance, l'électorat burkinabè allait pouvoir choisir entre plusieurs forces politiques, déterminer auxquelles, et à quels leaders, il confiait la responsabilité du pays.

Qu'est-ce qui a déclenché la (tentative de) révolution ?

C'est la tentative de Blaise Compaoré d'obtenir une nouvelle révision constitutionnelle pour rester au pouvoir après 2015.

Le temps était passé.

Il ne l'a pas vu — ou il n'a pas pu le voir. Un chef d'État depuis 27 ans — la moitié de l'Histoire du Burkina indépendant ! — a trop de gens à nourrir pour pouvoir se permettre de partir sans y être forcé.

Le troisième parti du Parlement, l'ADF-RDA de Gilbert Ouedraogo, ne s'est pas cru assez fort pour cela. Sur le papier, il l'était : en refusant de voter cette révision, il aurait forcé Blaise à convoquer un référendum, c'est-à-dire une Présidentielle anticipée, qu'il pouvait bien perdre.

Mais Gilbert (il a toute ma sympathie, c'est un ami) n'a pas trouvé la bonne sortie à la pression très forte dans laquelle il était placé, entre une opinion hostile à la révision, et un pouvoir d'État qui semblait tout contrôler.

Il a cru résoudre la crise en concluant un compromis — le nombre de mandats présidentiels resterait limité, mais à 3 au lieu de 2…

De cela aussi, le temps était passé.

Il aurait fallu trouver mieux, comme feu son père Gérard Kango avait su résoudre la crise de 1958 entre l'empereur et l'Assemblée élue. Il avait permis à chacun de sauver la face, sans couper la poire en deux, mais en dissolvant discrètement l'objet du conflit (… qui n'a jamais été écrit clairement dans les livres d'Histoire !).

Gilbert n'a pas trouvé la même voie. C'était difficile. Son "compromis" qui revenait à retarder de 5 ans l'alternance, a mis près d'un million de Ouagalais dans la rue.

Est-ce du nouveau au Burkina ?

Même pas. Cette (tentative de) révolution ressemble de près aux manifestations de 1966, contre le pouvoir dévalué, lui aussi, de feu Maurice Yameogo. Et, avec l'accord des forces politiques, l'armée avait pris le pouvoir, avec Sangoulé Lamizana comme Président.

L'histoire burkinabé est un éternel recommencement !


RFI annonce (20:06) que le Président Compaoré n'a toujours pas fait l'allocution attendue depuis 75 minutes.

C'est le chef d'état-major de l'armée, le général Traoré, qui a annoncé la constitution d'un gouvernement de transition.

Comme porte-parole de Blaise, ou comme alternative à Blaise ? Qui sait[1] ?

C'est malin, à un moment où la parole présidentielle est dévaluée. Le jeu reste ouvert.

Notes

[1] Précision, 31 octobre 2014 : ce n'était pas de la part du Président, quoique certains médias l'aient écrit. Le général Lougué assume en effet faire partie des rédacteurs (interview à Voice of America). Mais la rédaction subtile laissait ouverte un accord avec le Président en place.