Le désavantage de bloguer, c'est qu'on ne travaille pas professionnellement ; l'avantage de travailler professionnellement, c'est que ça donne parfois matière à bloguer. Voici quelques éléments d'une réflexion … professionnelle mais gratuite, ce qui me permet de la reproduire ici.
La question : où vont les relations entre les grandes entreprises et la société ?
Le procédé : un travelling avant en partant de la révolution industrielle.
Que pensez-vous de ce violent raccourci… et des hypothèses qui vont avec ?
Au XIXème siècle, l’arrivée de l’énergie fossile avait réuni les artisans dans des usines, et permis la vente mondiale de leur production : c’était la première mondialisation, la première relation distante entre
- lieux et milieux où se fait la conception/production des produits et services,
- lieux et milieux où ils sont vendus et livrés.
Chacun gagnait en prospérité, l’un comme producteur, l’autre comme consommateur.
Au milieu des années 1970, l’informatisation a permis l’automatisation des chaînes de production et les licenciements de masse : les lieux et milieux de production ne luttaient plus contre le patron pour le partage des richesses, mais pour l’emploi et le maintien des implantations.
Dans les décennies 1990-2000, dans la foulée de l’informatisation, la croissance exponentielle des débits de télécommunication a provoqué une double révolution dans la relation entreprise-société :
• Les ERP ont constitué en « société » l’entreprise globale (non plus seulement l’usine, non plus seulement le cercle des actionnaires). Ils ont permis à un centre de décision unique de prétendre à un contrôle direct sur toute la production, toute la vente, toute l’après-vente. Un contrôle en temps quasi-réel et un pouvoir quasi-absolu, c’est-à-dire sans contre-pouvoir, notamment grâce à la détention exclusive de l’information. L’ancienne féodalité interne des ateliers, des bureaux d’étude, des agences, a été conduite à se soumettre ou à se démettre – ou à être démise.
• Internet, et au-delà, la multiplication des médias, ont permis la création de réseaux humains non localisés, a mis en contact producteurs et consommateurs. ONG environnementales, simples blogueurs, sites de notation des entreprises par leurs salariés, coordinations d’opinion hors des institutions syndicales ou partisanes… Les entreprises globales font face à de nouveaux acteurs, globaux par la portée de leur communication, mais de tailles, de durées de vie, d’influences très diverses et changeantes.
• Tout récemment enfin, le marché financier unique et temps réel a montré sa fragilité : loin de produire automatiquement des valeurs d’équilibre pour les entreprises elles-mêmes – donc, loin de chiffrer la « création de valeur » - il produit des emballements spéculatifs déconnectés de la valeur économique, et même destructeurs de valeur globale, par l’instabilité qu’ils produisent (par exemple sur le coût de l’énergie ou sur la valeur du travail paysan). Ce que la finance mondiale avait gagné en pouvoir sur les entreprises cotées, elle l’a perdu en légitimité dans la société.
Cette communication globale aisée, cette instabilité globale du système économique, produisent à la fois une innovation accélérée chez les producteurs, et un changement permanent chez leurs clients ou cibles :
- entreprises « en reconfiguration permanente »,
- consommateur « caméléon » ou « kaléidoscope ».
Parfaitement au courant de ces règles nouvelles de la mondialisation, salariés, consommateurs, riverains… savent ne signer avec l’entreprise que des compromis précaires et révocables.
En même temps, comme acheteurs, comme investisseurs, comme habitants, comme salariés, ils souhaiteraient pouvoir s’appuyer sur des engagements de long terme. Ils souhaiteraient que l’entreprise soit capable de produire de la prévisibilité, en interne et dans son environnement immédiat.
Ce paradoxe pourrait être au cœur de la relation « entreprise et société » dans la décennie 2010. Ou pas ?...
Pourquoi avoir restreint le propos aux grandes entreprises ? Ou peut-être s'applique-t-il aussi aux PME ?
Je ne sais pas si on peut relier à ce point l'informatisation des années 1970 à l'automatisation (n'est-elle pas antérieure?) et aux licenciements de masse (certes les RH sont devenues gestionnaires de chiffres dans des tableaux, mais tout de même...).
La relation entre producteurs et consommateurs grâce à internet est certes une perspective très intéressante, mais est-elle si significative que cela à ce jour ?
Le paradoxe exposé est en effet l'un des noeuds fondamentaux à délier (en admettant que ce soit possible...) pour prétendre proposer un système efficace et juste en 2012 et même avant cela. La fameuse "flexicurité" (telle quelle ou améliorée) en fera-t-elle partie ?
Quoi qu'il en soit, ce besoin de prévisibilité et l'affranchissement des aléas s'inscrivent dans une démarche globale et générale propre à l'Humain depuis toujours... Est-il fondé ? Et réaliste ? Vaste question...
Je partage l'avis de Frédéric. D'ailleurs, j'ai rarement travaillé plus de trois ans pour la même organisation : un peu les missions et les CDD, un peu mes choix.
Excellentes questions, merci ! Le point de départ de ma réflexion est le cas des grandes entreprises, mais certains points valent certainement aussi pour les PME.
Sur la question 2, c'est bien l'automatisation (robotisation, chaîne pilotée par ordinateur / GPAO) qui a permis les licenciements de masse : une usine automobile produit le même nombre de voitures avec 10 fois moins de salariés qu'il y a 30 ans. L'informatisation a d'abord déployé ses gains de productivité dans les usines, puis dans les bureaux (voir les toutes récentes annonces de suppressions d'emploi chez ArcelorMittal, concentrées dans les bureaux pour la première fois).
Sur la dernière question, le souhait de prévisibilité n'est certes pas nouveau ; la seule nouveauté est l'instabilité globale du secteur économique. Auparavant, quand un pays était en crise (Sicile), un autre était en boom (États-Unis), les dynamiques locales étaient indépendantes les unes des autres.
A la lecture de ton traveling qui est d'autant plus intéressant qu'il est violent je me suis dit que le mouvement naturel de l'entreprise est de vouloir échapper à tout contrôle même si cela n'est pas toujours raisonnable dans son propre intérêt, à faire en quelque sorte abstraction de la société. L'acte créatif d'entreprendre a besoin de s'affranchir autant que possible des règles, des contraintes, des conventions.
Tu mets bien en évidence que les innovations technologiques ouvrent à chaque étape de nouvelles possibilités tant en termes de production que d'organisation.
Ces nouvelles possibilités permettraient, aujourd'hui, à l'entreprise de se passer de son middle management. On s'orienterait vers un face à face direct entre une société en réseau et des entreprises commandées par un patron et son staff restreint. Qu'est-ce que ça peut donner ?
Bon, faut que je réfléchisse...
En fait, de mon point de vue, c'est la même chose que le passage de la féodalité à la monarchie dite absolue : les féodaux ont été transformés en courtisans (moins nombreux, plus riches, valorisés pour leurs capacités politiques ou spécialisés). Il y a bien un niveau intermédiaire entre le monarque et le peuple, non plus un niveau relais "mi-suzerain mi-vassal", mais des compétences spécialisées 'achetées' soit par le monarque, soit par le peuple : noblesse de robe (juristes), clergé, bourgeois (marchands, puis aussi ingénieurs).
On doit en avoir un équivalent aujourd'hui avec les consultants, prestataires free-lance en tous genres, universitaires, relais commerciaux (directeurs de magasins...).
Désolé de mettre un commentaire hors propos, mais pour votre article sur achat collectivité, j'aimerai que vous ajoutiez ceci pour mettre en garde les gens et les informer de leur droits :
http://www.dgccrf.bercy.gouv.fr/pro...
Merci encore de dénoncer ces agissements.
Le paradoxe que vous évoquez est d'autant plus compliqué qu'un salarié peut très bien évoluer dans son tempérament : être mobile, puis s'enraciner. Une grande majorité de nos concitoyens souhaite néanmoins la stabilité. On peut remonter encore plus loin dans votre traveling et dater cette sédentarisation à l'époque des premières communautés agricoles ! Changer de "poste" n'est pas encore trop difficile. Ce qui manque, c'est la mobilité intellectuelle nécessaire pour être capable de changer de "statut". J'ai coutume de dire : hier j'étais salarié, aujourd'hui je suis chef d'entreprise, mais demain je peux très bien être fonctionnaire, pourvu que mon job me donne envie de me lever tous les matins ! Par contre, ce qui manque aussi, c'est le talent de nos dirigeants à motiver les troupes : que l'on propose un statut, un poste, ou une fonction, on propose d'abord et avant tout un challenge, une mission. Le véritable déclin de nos structures est d'être passé de l'individualité à l'uniformité. L'individu ne s'adapte pas mieux aux structures que ces dernières aux hommes. Il faut une interaction entre les deux.
Deux exemples concrets à cette difficulté :
- Le BTP qui peine (ou peinait^^) à trouver du personnel témoigne en particulier de cette difficulté à changer de métier. Certaines professions souffrent d'un désamour. On peut pourtant être fier d'avoir construit une maison ou d'avoir étalé une route.
- Le phénomène des relocalisations rappelle la difficulté de certaines entreprises à trouver du personnel de qualité. (Entre autre car il y a aussi des problèmes logistiques qui viennent se greffer dessus)
Alors quelles solutions ? Peut-être enseigner très tôt la passion du changement, la curiosité, l'envie de bâtir des cathédrales !
Un des autres grands problèmes à ce sujet, c'est les compétences (on n'est pas capable d'exercer n'importe quel métier en claquant des doigts). Est-ce ce que vous évoquez en parlant de "personnel de qualité" ?
Au passage, je reste sceptique face au discours de ceux qui se gargarisent du mot "formation" (par exemple pour faire passer la pilule de l'instabilité) : on n'apprend pas à 50 ans comme à 20 - au moins dans certains domaines...
Sacré noeud gordien tout ça.
@ Florent : Obama en 2006 : "Ne comptez pas sur nous pour dire à une personne de 55 ans qui a travaillé toute sa vie dans une aciérie, de commencer une formation pour devenir informaticien." http://www.francedemocrate.info/spi...
Au passage, l'idée de "produire de la prévisibilité" est de Maurice Ronai dans le texte suivant : http://demsf.free.fr/C576281391/E20... (en commentaire). Qui se demande si les "îlots de prévisibilité" créés par les entreprises peuvent devenir par percolation des archipels puis des continents - comme les communes marchandes du Moyen-Âge devenaient des "Pays-Bas".