Le livre de l'ex-grand rabbin Gilles Bernheim a rendu un singulier hommage à mon maître Jean-Marie Domenach. C'est ce qu'écrit élégamment l'un des fils de Jean-Marie, Nicolas Domenach, dans Marianne[1].

Le plagiaire, même s’il est un pilleur,… distingue les œuvres, puisque ce ne sont point les médiocres qu’il dépouille.

Que l'oeuvre en question, Le retour du tragique, ait nourri une farce à rebondissements, ça n'aurait pas déplu à son auteur, que j'imagine fan de Shakespeare[2].

Jean-Marie Domenach était un infatigable créateur de modèles, de façons de se représenter le monde, d'où il vient et comme il va. Il en créait au fil des événements, de ses voyages, des anecdotes les plus minimes : son monde intérieur était en reconstruction permanente. Il a importé en français la sérendipité bien avant qu'on y voie le mot de l'année ; il a aussi, je pense, créé le concept de "tourisme solidaire" dans un de ses articles de la revue Esprit, dans les années 70.

Son dernier livre "Regarder la France" témoigne magnifiquement de cette créativité à contre-courant, lui qui semblait ringard quand il est sorti, et se révèle visionnaire presque à chaque page, seize ans plus tard.

La France, de par la force de son État et sa capacité d'assimilation, fut à elle-même, et demeure en partie, sa propre colonie.

Défaut grave pour qui aurait voulu faire carrière comme intellectuel français, il appréciait ceux qui avaient trouvé mieux que lui ou avant lui, il les citait ;-). Et Domenach n'hésitait pas à se mettre en quatre pour faire leur promotion, comme il le fit avec Ivan Illich, l'inventeur de ce qui est devenue une idée commune : la convivialité.

Péché honteux pour l'intelligentsia rive gauche, il regardait les politiques pour leur action au présent, au-delà de leurs idéologies. Attentif aux "ligues" alors que la République se décomposait, engagé au Mouvement de la Paix donc compagnon de route du PCF, soutien discret mais fidèle du président De Gaulle dont il devinait la politique algérienne, pionnier de l'écologie politique, opposant féroce aux magouilles et trahisons du mitterrandisme au pouvoir… il n'a pas exactement pavé la route à une carrière tout-parisienne tranquille pour ses enfants.

J'associerai à ce souvenir de Jean-Marie Domenach un mot sur Thomas More, autre intelligence infatigablement ouverte, autre roc de fidélité aux valeurs humaines. More est surtout connu aujourd'hui pour avoir forgé le terme d'utopie. J'apprends grâce au livre de Jacques Mulliez qu'il a aussi inventé, entre autres, un mot bien d'aujourd'hui : oligopole. Je recommande cette biographie : à la façon du Henri IV de François Bayrou, elle échappe au risque d'une interprétation étroite, en donnant largement la parole à son personnage et à ses contemporains.

Une société solidaire contre les oligopoles, la sérendipité et la convivialité comme moteurs de l'économie et de la société, est-ce une utopie, ou simplement le chemin du bon sens ?

Le Seuil, dans sa présentation du Dictionnaire des idées contemporaines (1984), nous encourage à y chercher les clés de l'après-crise :

Le slogan " Si nous n'avons pas de pétrole, nous avons des idées " n'est pas aussi dérisoire qu'il en a l'air. Il y a, en France, beaucoup plus d'idées qu'on ne croit. Mais la plupart des gens vivent à côté de ces gisements sans pouvoir y puiser, sans même les soupçonner. (…) J. M. Domenach ne s'y résigne pas. (…) Ce guide bref (initie) les lecteurs à ces idées qui nous préparent à entrer dans le XXIe siècle.

Et Domenach lui-même en conclusion de "Regarder la France" :

C'est lorsque les choses vont le plus mal que la délivrance est la plus proche. La capacité des Français à rebondir est immense. Mais, pour cela, il faut qu'il y ait des hommes qui leur parlent de la France.

Le devoir est de faire converger les dissidences particulières vers ce but : libérer une société paralysée par les contraintes administratives et pétrifiée par le culte de l'État.

Que l'on rejoue les années 1930, que l'affrontement se situe de nouveau entre une droite qui hurle "La France aux Français !" et une gauche qui promet à tous la garantie de l'État et la subvention illimitée, voilà l'image de notre possible déchéance.

Il faut regarder ce pays comme il est. Son peuple est tout le contraire de cette "audience captive" où le confinent ses nouveaux maîtres. La délivrance viendra du dedans.

Notes

[1] Et merci à la revue de presse de Télématin, qui en a largement parlé.

[2] Je me suis donc réjoui en ces termes sur le blog de Jean-Noël Darde le 3 avril : "Elève, disciple, admirateur de Jean-Marie Domenach, je me réjouis vivement que l’auteur du livre, puis l’auteur de ce billet, se soit penché sur le « Retour du tragique ». Excellente lecture !" Malheureusement, mon commentaire semble bloqué dans la file de "modération". Il n'était pourtant pas plagié.