Suite du précédent !

Pourquoi le capital, surabondant, produit-il si peu en France ? Pourquoi les capacités de travail surabondantes, les compétences remarquables, surtout celles des jeunes générations, restent-elles inemployées ou mal employées ?

Pour apporter trois ou quatre grains de sel en réponse à cette interrogation, je ne vois que trois ou quatre possibilités.

1) Soit, les gens, les jeunes, ne peuvent pas appliquer leurs capacités au travail parce que le travail est parti ailleurs. Le capital préfère employer les jeunes de Londres ou de Singapour (qui ont plus ou moins les mêmes qualités) que les nôtres. C'est la France comme territoire qui a un problème d’attractivité.

Le coût record du service public français ne peut que nous plomber. La dette faramineuse qu'il a accumulé, et qu'il fera fatalement payer aux entreprises et aux travailleurs, ne peuvent que nous plomber de même, rappellent XS et Bernard en commentaires du billet précédent.

Certes !

Mais seuls les grands groupes privés, géographiquement mobiles, ont le choix d'aller ailleurs. Cela n'explique pas le marasme du reste de nos entreprises privées et encore moins de nos organisations publiques — alors que justement, la fiscalité et la dette ont donné à ces dernières tous les moyens de prospérer et devenir performantes.


2) Soit, il est interdit aux gens d’appliquer leurs capacités au travail parce que le travail torture, que ce soit par une organisation dépersonnalisante ou par des finalités auxquelles il est difficile d’adhérer.

Dans le car du retour de l'Université de Rentrée 2014 du MoDem, un militant (parti depuis, comme moi…) me racontait la vie d'un centre d’appel, dans les services financiers : c’était plus cauchemardesque que le travail des OS à la chaîne (que j’ai, très brièvement, vécu). Il m’apprenait aussi que dans les boutiques d’aujourd’hui, une cellule photoélectrique compte les passants, afin de calculer un « taux de transformation » en tickets de caisse par visiteur (les primes et réprimandes sont ensuite basées, entre autres, sur ce taux). Les vendeuses ont alors une crainte : qu’une amie leur rende visite et fasse baisser le taux de transformation. Reste à la faire passer sous le rayon. Comment imaginer que, dans un système pareil, les vendeurs soient plus efficaces et que les clients soient plus satisfaits, reviennent plus, achètent plus ? Aucun « conseiller bancaire » (explique ce militant) ne peut croire aux produits qu’il est payé pour vendre.

Le langage politique espère des emplois, mais n’ose pas parler du travail, parce qu’il est moche.

Les intellectuels expliquent que l’économie d’aujourd’hui demande de la créativité, mais les patrons d’aujourd’hui demandent de la servilité.

Les entreprises comme les services publics s’accrochent à des rentes de situation, de monopole, d’obsolescence, en espérant, à l’image des taxis ou des pilotes Air France, que la révolution technologique mondiale pourra être ignorée quelques décennies de plus.

Je crois plutôt à cette explication n°2.

Ce que Roland écrit ici va dans le même sens : "Ce qui fonctionne c'est le besoin de consommer individuel. Ce qui manque c'est l'esprit collectif d'entreprendre." L'entreprise comme institution, comme collectif, inspirerait la méfiance et pousserait à se réfugier chez soi — télévision, Facebook ou, en plus productif, bricolage.

Cependant, il y a des emplois intéressants, des entreprises où les capacités des jeunes sont employées — par exemple des start-up comme les miennes :-) Ou encore, travailler dans le service public, dans son ensemble, c'est rarement un travail moche.


3) Troisième explication possible de l'enlisement français : les jeunes, et plus largement les gens capables, sont employés ailleurs que là où ils pourraient utiliser leurs capacités. Pour que celles-ci soient bien employées, il faudrait un marché du travail fluide et bien informé, dans les deux sens. Il faudrait que les employeurs puissent anticiper la performance des candidats. Que les salariés puissent anticiper le type de qualités qu’il faudra dans un poste précis. Que les descriptions de poste contiennent autre chose que « dynamique et motivé, connaissant php ». Que les jeunes puissent tous démontrer, grâce au service civique par exemple, une première expérience réussie.

Recruter, organiser les compétences, c’est une ingénierie humaine, ou une science de l’organisation, encore embryonnaire (au mieux). Ce que Taylor avait fait pour le travail posté, reste à inventer pour le travail de bureau, le travail créatif, le travail en équipes à distance, etc.

Les Etats-Unis se dispensent, en partie, de cette ingénierie, par leur approche contractuelle de l’emploi : d’une part, elle conduit à fixer des cahiers de charges précis (parce que seul sera réalisé le travail qui avait été prescrit) ; d’autre part, ils fonctionnent par essai-erreur : on vire, on démissionne, on bouge jusqu’à trouver.

La France, par son approche de l’engagement au travail et de l’engagement moral de l’employeur (traditionnel, PME…) envers le salarié, a besoin de savoir y faire, pour que le travail redevienne parlant, pilotable, valorisable, objet d’une entente explicite entre le salarié et l'employeur.

Mais, comme le montre Jean-François Amadieu, la France ne sait pas y faire.

Le recrutement est bien souvent irrationnel et discriminatoire. L'obscurantisme l'emporte sur la gestion. Les salaires et les carrières dépendent plus des réseaux que des performances et les discriminations sont multiples. L'évaluation des performances est tout sauf performante : elle repose sur des critères flous ou injustes.

"Conformisme des DRH, frilosité des entrepreneurs, c'est un peu un cercle vicieux", écrit XS.

Il y a aussi la prédation des meilleures capacités par la banque/finance. Depuis 2001, ce secteur s'est transformé en une usine de faux-monnayage tellement complexe qu’elle a besoin des meilleurs cerveaux, les paye cher, les détourne ainsi du travail productif. Combien ai-je vu de jeunes et moins jeunes y partir, et renoncer ainsi à faire un travail utile (de leur avis même), parce que « c’est comme ça, c’est là qu’est l’argent ». Ce cancer du faux-monnayage, quasi étatisé en France devra être combattu directement (là-dessus, Pascal Canfin me semble tout à fait digne de confiance).


4) Soit, ce sont mes hypothèses de départ qui sont fausses ?

Peut-être après tout les jeunes sont ils mal formés au monde d’aujourd’hui, ou dé-formés, ou formés trop tard alors que leur esprit est déjà formé ?

Peut-être ont-ils appris rapidement à s’ajuster et à être efficace dans la vie hors emploi (voyages, consommation, communication…), et trouvent-ils les compétences professionnelles, telles qu’on les leur enseigne, trop ringardes ?

Il y a un passage comme ça dans un romain de Gilbert Cesbron[1] : un professeur montre, à son élève favori, son secret : un plan qu’il a conçu, d’une nouvelle presse hydraulique (?) qui ne demanderait plus que 12 ouvriers pour être manoeuvrée ! Au lieu de 20 ! Un peu plus tard dans le récit, le même élève a l’occasion de visiter une usine (comme apprenti ? je ne sais plus), et là, il voit une presse comme l’industrie de l’époque en utilise. Il suffit de 2 ouvriers pour la piloter.

Autre exemple, je suis maniaque de l’orthographe. Aussi quand je lis des CV. Mais pour les jeunes, notamment les candidats, ça n’a aucune importance. Y a-t-il une raison profonde pour que ça en ait une pour moi, comme employeur ? Au-delà de l’amour-propre ? Honnêtement, dans mes fonctions de directeur scientifique, non : l’orthographe serait la 50 ou 100ème qualité par ordre d'importance. D’ailleurs le peu de texte que nous publierions serait en anglais. Il y a 49 ou 99 choses plus importantes que je devrais chercher dans les CV…

Où en est l’Éducation Nationale ? Quand je vois l’interface répugnante, et franco-française, où ma femme, enseignante Education Nationale, doit saisir ses notes, appréciations et cahiers de texte, et qui s’appelle « Espace Numérique de Travail » (ENT)… et quand je vois en face, l’application pour iPad « idoceo » (apparemment créée en anglais) où tout ce dont l’enseignant a besoin se retrouve sur quelques écrans parfaitement clairs… mais avec laquelle l'ENT est incompatible… je me demande jusqu’à quand l’enseignement français gardera ses oeillères ? Tout existe, en termes de ressources intellectuelles, ou presque tout ; simplement, dans 99% des cas, c’est ailleurs dans le monde. Et ce devrait être la mission du professeur d’y guider ses élèves, de les emmener dans la jungle à la recherche des trésors, au lieu de les laisser ânonner wikipedia. Pour utiliser efficacement la masse de ressources disponible à portée de la main, il y a une seule condition : la culture générale. Et nos enseignants français, c'est un de leurs points forts !


Alors ?

En reprenant ces 4 hypothèses sur les raisons du mal français, de décennies d'enlisement, j'arrive à 4 chantiers pour faire revivre notre économie :

4) faire faire un bond de trente ans à l’Éducation Nationale, en réapprenant aux enseignants comment enseigner dans un monde saturé de savoir ;

3) rendre fluide et transparent le marché du travail, notamment avec le service civique universel, et avec l'appui du monde de la recherche et du conseil en organisation ;

2) retrouver la coopération au travail, régénérer la démocratie sociale en la faisant partir du travail concret, par les lanceurs d’alerte, les droits syndicaux, la représentation des salariés dans les Conseils qui gouvernent leurs entreprises ;

1) grâce à tout cela, et à des services publics rendus performants par des transformations similaires, refaire de la France le pays rêvé pour implanter le siège et les services d’entreprises multinationales.

Ça risque de demander trente ans :-(

Mais qui sait ! Parfois l’Histoire prend des raccourcis.

Et peut-être les voies de la renaissance sont-elles plus simples encore — lesquelles devinez-vous prometteuses ?

Notes

[1] Pas de lien, désolé — c'est de mémoire