Argenteuil est rarement citée parmi les hauts-lieux de la religion en France. Je la vois évoquée à deux titres surtout : la taille de la mosquée al Ihsan, la deuxième en Ile-de-France ; et la détention de la Sainte Tunique.

Pour le reste, je n’ai jamais entendu parler de production théologique, liturgique, intellectuelle, spirituelle… née de l’écosystème religieux d’Argenteuil.

Argenteuil n’est d’ailleurs pas non plus le siège d’une grande famille aristocratique, militaire. Nous n’avions pas de château-fort.

Argenteuil est connue

  • comme ville de travailleurs, agricole puis ouvrière ;
  • comme lieu d’immigration et d’accueil, depuis le Moyen-Âge avec les Bretons, puis les Suisses, les Marocains, les Tamouls… avec autant de cultures et religions différentes ;
  • comme banlieue de Paris ou plus précisément commune satellite, à la fois accessible à pied de la capitale, et « petit pays » isolé entre fleuve et montagne, peu communicant, avec des mœurs et une culture spécifiques.

Cela peut conduire à deux perspectives sur l’histoire religieuse d’Argenteuil :

  • soit considérer l’activité religieuse comme un fil parallèle, mal relié à une dynamique essentiellement profane –agricole, commerçante, sociopolitique…
  • soit considérer que la particularité de la religion à Argenteuil, c’est d’être restée constamment « dans la pâte humaine » et sociale, étroitement liée à l’activité profane, plutôt que de s’en couper comme un ordre séparé.

C’est la perspective que j’adopterais : Argenteuil comme société de tiers-état sous une forme de tutelle, ou de contrôle, par les représentants du clergé.

La première époque de prospérité du monastère où nous sommes[1], dans les années 760 à 845, en donne un bon exemple.

Vit ici à l’époque une communauté de femmes non mariées ; les responsables de la communauté (les abbesses) sont des princesses carolingiennes. Il y en a une autre similaire à l’Est de Paris : le monastère de Chelles.



On peut se représenter les monastères féminins de l’époque comme des communautés féminines rentières (ne vivant pas de leur travail) et intergénérationnelles, qui vont de l’école pour enfants à la maison de retraite ou EHPAD. Les femmes de la communauté ne sont pas « cloîtrées », enfermées derrière leurs murs, comme cela deviendra le cas au XIIème siècle. Elles ont à leur service des hommes, dont des prêtres, qui soit constituent une deuxième communauté (ce qui est le cas à Chelles) soit vivent en marge du monastère (ce qui semble être le cas à Argenteuil, avec le maître de musique Addalalde, qui à sa mort a été enterré sur place).

Le catalogue de livres d’un de ces monastères — on ne sait pas lequel, Argenteuil ou Chelles — montre une collection impressionnante, supérieure à celle de beaucoup de monastères masculins, en particulier pour les livres profanes (Virgile, Cicéron, Ovide et son « art d’aimer », etc.). Il démontre à la fois une grande vitalité intellectuelle et une richesse matérielle, qu’elle soit importée depuis la Cour ou tirée des revenus du travail paysan.

L’abbaye est incendiée, sans doute par les Vikings, peut-être dans l’hiver 885-886.

La communauté est relancée vers l’an 1000 par le roi Robert, avec une donation de sa mère la reine Adélaïde. La chapelle Saint-Jean Baptiste, face à l’entrée de l’abbaye, en allant vers la basilique, a été reconstruite à cette époque. La donation d’Adélaïde comprend de nombreux biens hors d’Argenteuil mais aussi à Argenteuil, dont les droits sur le marché, qui se tient à l’époque devant l’entrée de l’abbaye.

Cette communauté féminine aura vers l’an 1100 une célèbre élève pensionnaire, Héloïse, celle qui donne son nom à notre boulevard et à beaucoup de commerces argenteuillais.

L’éducation était sans doute « à l’ancienne » : on trouve dans les écrits de jeunesse présumés d’Héloïse des tournures et des idées qui n’étaient plus à la mode. La bibliothèque du monastère, à la date de l’inventaire dont j’ai parlé, ne comporte que 3 livres, sur 144, ayant moins d’un siècle : deux manuels de mathématiques, et, sans doute, le récit du siège de Paris par les Vikings.

Héloïse part à Paris où elle habite chez son oncle, prêtre à la cathédrale ; elle tombe amoureuse de son professeur, Abélard ; ils ont un garçon ; ils « régularisent » en se mariant, ce qui revient pour Abélard à assurer la subsistance du garçon, qu’il confie à sa famille, et d’Héloïse. Mais Héloïse aurait préféré rester libre, et Abélard ne prévoit pas de vie conjugale ! Il finit par remettre Héloïse en pension à l’abbaye d’Argenteuil, habillée en religieuse, comme il le raconte, sauf le voile. Il vient la voir, au moins une fois, où ils font l’amour dans le réfectoire, faute d’un meilleur endroit. Ils ont le droit, bien sûr, étant mari et femme.

Voilà une nouvelle occasion dans laquelle le monastère est utilisé pour des intérêts privés !

L’oncle d’Héloïse est furieux et envoie des hommes de main châtrer Abélard, ce qui était la sanction prévue par le droit de l’époque en cas d’adultère. Sa virilité perdue, Abélard est écrasé de honte et demande à Héloïse de se faire moniale pour de bon, toujours à Argenteuil. Puisqu’il ne peut plus vivre une vie d’homme, il ne veut pas qu’elle puisse vivre sa vie de femme. Ça choque tout le monde, y compris apparemment les religieuses d’Argenteuil ; mais Héloïse décide de se sacrifier, comme pour partager le destin de l’homme qu’elle aime.

Sa douleur semble encore entière quand, 5 ans plus tard, elle rédige un message de condoléances de la communauté. Ce message comporte des corrections, qu’on peut imaginer demandées par la supérieure de la communauté, pour le rendre plus politiquement correct, ou religieusement correct.

Abélard aussi a traversé une dépression profonde ; il a beaucoup écrit sur le sujet du suicide (il est l’auteur médiéval qui a le plus écrit au sujet du suicide).

Mais 7 ans plus tard, l’abbé de Saint-Denis, Suger, demande aux autorités politiques et religieuses, et obtient, que les religieuses soient chassées et que les biens du monastère soient transférés à l’abbaye de Saint-Denis.

Qu’est-ce qui va permettre ce changement majeur dans l’histoire religieuse d’Argenteuil ? Il y a un débat très riche, et documenté.

Dans ce débat, une absence : aucun argument religieux, théologique ou liturgique.

Un premier argument : les femmes de la communauté mèneraient une vie dissolue. L’argument est très à la mode à l’époque, il avait servi l’année précédente à Laon pour expulser une autre communauté religieuse. Il ne sert que contre des communautés de femmes, pas d’hommes. Dans le cas d’Argenteuil, rien ne prouve ces accusations, mais rien ne prouve le contraire non plus.

Un deuxième argument, purement juridique : l’abbaye de Saint-Denis aurait des droits anciens sur Argenteuil. Vrai ou pas ? Il y a eu des pages et des pages là-dessus, y compris ces dernières années, voir la lettre n°29 de la SHAAP, et ça a continué depuis, je laisse ce sujet aux juristes.

Un troisième argument, c’est que Suger est à l’époque, plus exactement depuis l’année précédente 1128, le 2ème personnage le plus puissant de France après le roi.

Un quatrième argument, je cite Suger dans le compte-rendu qu’il a écrit, quinze ans plus tard, de son administration de Saint-Denis :

« Qui s’intéressera savamment à cette question mesurera de quel prix est l’acquisition de ce monastère et de ses dépendances, Trappes, Elancourt, Chavenay, Bourdonné, Chérisy, la terre de Montmélian, Bondy et Montereau. Pour l’anciens cens d’Argenteuil qui n’appartient pas à l’abbaye, l’augmentation est de vingt livres, car, alors qu’autrefois nous n’avions que vingt livres nous en avons maintenant quarante. Pour le cens du blé, nous recevions auparavant six livres, et maintenant nous en levons quinze. »

La finalité de l’opération est donc, selon son auteur, économique.

Elle ouvre une période de plusieurs siècles pendant laquelle le prieur, nommé par Saint-Denis, est la première force à la fois religieuse, judiciaire, politique et économique à Argenteuil.

A plusieurs reprises, la Sainte Tunique va être mise en valeur par les moines et va attirer des foules et des hautes personnalités, rois et reines, à Argenteuil : à partir du milieu du XIIème siècle, à partir de la fin du XVème siècle, au milieu du XVIIème siècle.

L’abbaye de Saint-Denis investit aussi matériellement à Argenteuil : l’église est reconstruite, de nouveaux bâtiments sont construits, le terroir est progressivement converti en vignoble ; ce pour quoi, en 1191, les Argenteuillais sont affranchis du servage.

Le développement économique d’Argenteuil est ainsi encadré par l’autorité religieuse, à l’exemple du prieur Guillaume Guillemère, qui est un peu le héros central de l’étude publiée par Eliane Hartmann sur « Argenteuil au XVème siècle ».

Face à cette force organisatrice et pacificatrice, il y a les désordres extérieurs, qui s’abattent facilement sur cette ville sans seigneur, sans armée, sans murailles. Guerre civile : en 1411, les assaillants incendient le clocher où les paysans se sont réfugiés, et foulent aux pieds les reliques, mais ne les brûlent pas, elles. En 1567, guerres de religion : la ville est prise, le curé pendu par les parties, l’église incendiée. Les protestants sont battus un mois plus tard à Saint-Denis, le prieur revient, fait faire des travaux, et identifie quatre traîtres, protestants qui auraient conduit les envahisseurs aux reliques et les auraient aidé à incendier l’église. L’un de ces protestants est pris, jugé, condamné, exécuté. Et le roi accorde une subvention pour contribuer à la reconstruction.

Je laisse la parole pour décrire la période qui suit (…), je voudrais résumer en un mot ce qui me frappe dans cette histoire.

Peut-être qu’on imagine parfois la religion comme censée apporter quelque chose de plus, de l’absolu, du sens, de l’éternité, dans un ordre social qui a du bon et du moins bon, mais qui essentiellement, est ce qu’il est, et la religion n’y peut pas grand chose. Abélard, le mari d’Héloïse, partageait certainement une conception similaire. Il partait souvent au conflit contre des autorités, toujours avec une ambition de dépasser l’ordre social existant, de le dépasser au plan intellectuel, moral, éthique.

Dans l’Argenteuil du Moyen-Age, et peut-être depuis aussi, je vois la religion comme un agent du consensus social, qui permet d’exister à une société acceptable pour tous : assez libre, assez égalitaire, assez fraternelle, à condition justement de rester dans le rang. Et là où l’absolu, ou le sens, entrent en jeu, c’est que ce consensus socio-religieux s’oppose à des dangers extérieurs intenses et fréquents. Il est à reconstruire après les invasions, les pestes, les guerres civiles.

La religion à Argenteuil se manifeste en bâtissant et rebâtissant la ville et la façon d’y vivre.

Note

[1] Cette table ronde est prévue sur le site de l’ancienne abbaye.