Après la stupéfaction, la tristesse, l’inquiétude, d’hier soir 6 janvier, vient le moment de se dire : c’est moi aussi, c’est nous, ça ne nous est pas étranger. Si nous voulons éviter à la fois chaos et dictature, nous devons entrer dans ce mouvement, ne pas le regarder de trop loin.

Selon ce tweet de @phsilberzahn, “se rebeller contre la réalité” est rarement efficace. Pour changer l’organisation sociale, il faut d’abord l’accepter comme elle est, l’aimer ; parce qu’elle est humaine.

Et dans l’organisation sociale, il y a l’émeute.

L’invasion du Capitole ne constitue pas une tentative de coup d’État, les manifestants n’ont pas pris le contrôle du législatif, le peuple et ses élus n’ont pas été attaqués. Ça aurait pu ? (des bombes ont été trouvées…). Ça n’est en tout cas pas établi.

Dans le côté guignol, et même l’auto-dérision de ces manifestants, nous retrouvons à l’identique beaucoup de nos Gilets Jaunes, de nos monômes étudiants, de nos ZAD…

Mais ça n’est pas dérisoire, pas plus que les Gilets Jaunes, pas plus que les émeutes précédant le 14 juillet, pas plus que les bandes violentes dans les rues de Berlin il y a près d’un siècle. Pour qui y participe, c’est le Bien contre le Mal, “the People” contre “the evil”.

WeThePeople 3jan2021.png, janv. 2021

L’auto-dérision n’est pas (de la part des émeutiers) sur ses propres motivations : elle vise le pantin que l’on combat, cet État dans lequel on ne se reconnaît plus. L’Emmanuel Macron appelé à “rentrer chez” lui, le Donald Trump appelé à rester une écharde, ou une anarchie, au coeur de l’État.

Jean-Marie Domenach, en juin 1968 dans Esprit, appelait mai 68 (autre mouvement qui n’accordait guère de considération à la démocratie représentative — même si, en gros, CGT et PCF l’ont empêché d’attaquer l’Élysée) :

“une sorte de jeu exactement contraire à celui de l’imposture”

La différence principale entre l’émeute d’hier, et d’autres comme celle de mai 68, n’est pas dans le fait que des millions ou des milliards de gens se sentent écrasés, non-représentés, écartés par la démocratie fondée sur le principe “une personne, une voix”, telle qu’elle existe. Et que des milliers d’entre eux cassent. C’était déjà le cas.

L’originalité, c’est que l’inspirateur actuel de l’émeute soit le chef d’État en poste, récemment battu. …

Mais ce n’est pas si original non plus : c’est presque exactement ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire il y a 10 ans, quand Laurent Gbagbo s’accrochait à son poste.

Ce mouvement a ses martyrs. Mme Ashli Babbitt, qui retweetait hier matin “The People are the storm!”, l’image ci-dessus, a été tuée, apparemment sans avoir, elle, mis en danger la vie d’autrui. “Nothing will stop us” — rien sauf la mort. #JeSuis aussi Ashli Babbitt.

Ce dernier tweet de feue Mme Babbitt, “dark to light!”, passer de l’ombre à la lumière, se situe au même niveau métaphysique que la lettre du vice-président Mike Pence s’engageant, hier aussi, à tenir “le serment que j’ai fait au Dieu tout-puissant” (comme si c’était Lui, en de telles circonstances, le souverain ultime).

Le débat n’est plus sur la vérité des faits (électoraux…), sur le fonctionnement de la justice, sur le bon comportement à avoir, encore moins sur les politiques à conduire, le “que faire” au sommet de l’État. ll est existentiel : qui suis-je, quelle société sommes-nous ?

Le respect des règles électorales, la majorité légalement obtenue par un·e élu·e, ne suffisent pas à faire de lui ou elle la représentation de la volonté populaire, du peuple souverain. La relation entre “les gens” et le pouvoir est plus complexe que ça, et plus poignante.