Un tweet me décide à écrire ce billet qui dort depuis des années. Il aurait dû sortir en 2017. C'est une histoire de famille, un squelette dans le placard, et le placard s'ouvre sur une tragédie à l'échelle de l'humanité.

J'ai le sentiment d'avoir bien connu mon arrière-grand-mère Hélène Saska, veuve Audemar d'Alançon. Je rappelle sa dernière visite dans notre HLM du Chesnay, en 1972, j'avais six ans, elle devait en avoir près de cent. Vive, astucieuse, volontaire, bienveillante envers nous enfants, certainement pas poule ou gâteau pour autant.

On faisait allusion, dans les discussions familiales, à nos ancêtres Saski, patriotes polonais francophiles puis officiers français tout court ; et à la branche de la famille restée en Pologne, et à la maison familiale toujours debout sur la place centrale de Kielce.

J'en savais moins sur les d'Alançon, au-delà de la génération des enfants d'Hélène, qui furent dix, dont Robert, officier de la 2ème DB de Leclerc, grand croix de la Légion d'Honneur, décédé en 2010, et Marcel, l'un des brillants aviateurs qui ne purent empêcher la percée allemande en 1940, abattu le 6 juin…

Avec les années, j'ai vaguement entendu parler d'un d'Alançon qui avait travaillé avec le général Nivelle, et qui aurait planifié l'offensive du Chemin des Dames. Il était mort peu après, était-ce de maladie, ou se serait-il, de honte, fait sauter le caisson ? après l'hécatombe de nos soldats lancés à l'assaut dans la boue, contre des positions allemandes qui se sont avérées inexpugnables. Suscitant la révolte de l'armée, les cours martiales et les soldats fusillés pour l'exemple…

Dans notre Histoire, Verdun reste le symbole d'un héroïsme terrible, presque suicidaire, mais salvateur. Le nom aimable de "Chemin des Dames", lui, désigne la folie suicidaire collective d'une Europe en guerre civile.

Pétain, malgré 1940-45 et la collaboration, reste le "vainqueur de Verdun".

Nivelle est celui dont on doit taire le nom.

Quelle responsabilité portait, dans cette horreur, son jeune conseiller, l'officier d'état-major d'Alançon ?

Vers l'âge de 35 ou 40 ans, j'ai compris que le d'Alançon en question était mon arrière-grand-père. L'homme dont Hélène était veuve.

À chaque 11 novembre, ou à la lecture des lettres de poilus, cette sensation : vous, porte-drapeaux, anciens combattants, civils, vous descendez des victimes et vous portez leur mémoire.

Je descends de l'un des meurtriers. Je porte un paquet de ses gènes. J'ai quelque chose de son regard rêveur.

Marcel_Eric_Audemard_d__Alancon.png

Quand je conseille des grands de ce monde, des candidats à la présidentielle, ou quand je lance aux quatre vents mon avis sur tout et n'importe quoi, où mène ce que je dis ? À la vie, ou à l'anéantissement ? Est-ce que mes plans brillants éblouissent, font perdre le sens, nourrissent l'hybris (la démesure) des puissants ?

Je suis à moitié rassuré, à moitié seulement, par la carrière de Robert. En 1944, chargé de vaincre la garnison allemande de Strasbourg, il obtint sa reddition sans aucun mort ni blessé d'aucun côté, par l'astuce et le sens humain[1]. Sûrement, il avait tiré la leçon de la vaine offensive à laquelle son propre père avait été mêlé, et n'avait pas survécu.

À moi aussi de tirer les leçons.

Depuis deux ou trois ans, plusieurs de mes oncles ont décidé d'ouvrir le placard. L'un d'entre eux a organisé pour la famille un voyage sur les sites du Chemin des Dames ; je n'ai pas pu y participer. Début décembre 2017, plusieurs ont organisé une réunion familiale, à l'École Militaire de Paris, avec exposés sur la vie et la carrière de mon arrière grand-père, avant et après 1914. Ils ont conseillé le livre récent d'un historien de la Grande Guerre et spécialiste de l'année 1917, Denis Rolland, "Nivelle : l'inconnu du Chemin des Dames" :

Nivelle a-t-il même conçu les plans d’attaque du Chemin des Dames dont on lui fait grief ? Est-il vraiment coupable, comme le dit la rumeur, des événements qui allaient conduire l’armée française au bord de l’abîme ? Et dans quelle mesure et pour quelles raisons cette bataille fut-elle un échec ? Qu’est-il devenu après avoir été relevé de son commandement ? Et n’a-t-il pas joué à Verdun un rôle plus crucial que Pétain, reconnu à tort comme le « vainqueur » par la propagande vichyste ? Ni réhabilitation ni réquisitoire, cet ouvrage, s’appuyant sur des archives inédites, répond à ces diverses interrogations et souligne l’importance des politiques dans les décisions militaires.

Denis Rolland et mes oncles m'ont donné la chance d'ouvrir le placard. De voir à l'oeuvre mon arrière grand-père, ce grand et brillant officier d'état-major, fidèle de Nivelle embauché par celui-ci comme conseiller personnel, avec un titre vaseux de "chef de cabinet", plus ou moins en doublon du 3ème Bureau, chargé de la planification, commandé par le colonel Renouard.

Denis Rolland montre bien que les choses sont "plus compliquées" que ce que l'on nous apprend depuis les années 60.

On apprend, à le lire, que Nivelle se montra, dans la guerre, un officier exceptionnel : les victoires qu'il obtint par un usage créatif de l'artillerie le firent promouvoir à toute allure de 1914 à 1916. Vainqueur de Verdun, dont Pétain avait été rapidement écarté par le commandant en chef, Joffre. Cette victoire l'avait désigné pour remplacer Joffre quand celui-ci fut écarté. L'offensive sur le site du Chemin des Dames était prévue de longue date ; le secteur géographique choisi faisait l'unanimité des généraux, Joffre et Pétain en premier. D'Alançon donnait des avis plus réservés que ceux de Renouard, qui tint le premier rôle dans la planification, d'Alançon étant malade. L'offensive n'était pas si absurde, puisque les Allemands allaient percer en 1918 dans le même secteur, réussissant assez précisément ce que Nivelle ne put obtenir. Au moins, quand l'offensive française de 1917 fut lancée, Nivelle et son état-major comprirent dès le premier jour, qu'elle ne parviendrait pas à percer le front allemand ; Nivelle réduisit l'effort pour épargner les vies de nos soldats. La presse allemande parlait d'échec pour sa propre armée ; pourtant, côté français, le succès n'étant pas celui attendu, Nivelle fut débarqué, et remplacé par Pétain. Les mutineries commencèrent. Pétain les fit mater et relança l'offensive. D'Alançon, dont la maladie s'aggravait, affecté aussi par l'échec, mourut à l'hôpital quelques semaines plus tard.

Plus frappant encore, pour un statisticien et évaluateur : les défauts des statistiques pesèrent lourd. Renouard, et la plupart des généraux, étaient convaincus que se défendre coûte plus d'hommes que d'attaquer. Seuls les bilans faits après-guerre allaient corriger ce jugement.

La grande hantise des commandants était l'offensive allemande, qui pourrait percer le front, balayer à revers nos troupes et dévaster le pays. Attaquer, c'était nous donner une chance de percer nous-mêmes ; et si nous échouions, c'était au moins attirer et fixer les réserves allemandes, empêcher l'armée ennemie d'attaquer ailleurs. C'était décider où était la bataille, donc, se rassurer.

Cela "explique" déjà la tragédie de Verdun, la défense obstinée d'une rive droite de la Meuse peu défendable et sans valeur stratégique, les contre-offensives vaines pour des pouces de boue…

Cela explique plus encore la décision de lancer tout de même l'offensive, prévue de longue date, au Chemin des Dames, alors que peu à peu, tous les facteurs de succès possible s'étaient effacés, tous les voyants étaient à l'orange ou au rouge.

Cette croyance erronée en la vertu de l'offensive, fut mortelle.

Pourtant, la préférence pour l'offensive n'était pas unanime. Le ministre de la Guerre, le mathématicien Painlevé, était contre. Mais il ne connaissait rien aux opérations militaires et à la réalité du front, donc, les généraux ne respectaient pas son avis. Fin 1916, les deux autres candidats possibles au poste de généralissime étaient bien moins partisans de l'offensive que ne l'était Nivelle : Pétain avait été écarté pour cette raison même, "trop pessimiste" ; Castelnau, averti par l'échec final de l'offensive de Champagne en 1915, fut écarté pour une autre raison : ses convictions catholiques. Déclencher, tout de même, l'offensive, devenait pour Nivelle une question de pouvoir, face à ses concurrents et à son ministre.

La rumeur du front, celle que retranscrit le livre de Jean-Pierre Guéno, disait trop bien l'impuissance du fantassin lancé à l'attaque des forteresses défensives édifiées pendant trois ans. Mais cette rumeur du front ne parvenait pas au Grand État-Major. Les vies humaines envoyées au massacre étaient euphémisées en "risque qui seul peut apporter le succès", en "audace", en "esprit de sacrifice" et en "valeur militaire".

Je continue à digérer cette lecture. Pour l'instant c'est ce qui me frappe le plus : le mépris de la vie humaine, le non-dit de la mort.

Je suis parfois étonné qu'en notre XXIème siècle, la République fasse des cérémonies si médiatiques à la mort d'un militaire ou d'un policier, alors que le risque d'être tué fait partie de leur métier ; alors que la même République les envoie au combat ; alors que la même République engage notre pays dans des guerres un peu partout. Mais je préfère cette médiatisation de chaque décès aux abstractions de 1917, aux grands mots pour cacher des massacres.

Mon arrière-grand-père faisait partie de cette sorte d'aristocratie[2], biberonnée à la gloire napoléonienne en oubliant la retraite de Russie, forte pour exiger le cran, capable d'en faire preuve, mais oublieuse du seul but qui tienne : que le peuple vive.

Notes

[1] J'ai été heureux de pouvoir préciser le passage correspondant de wikipedia

[2] Les Audemar d'Alençon ne sont pas une famille de la noblesse.