François Bayrou avait mené l'offensive en 2008-2009 (oui, pour les élections européennes !) contre un modèle régnant qui serait celui « des inégalités croissantes ». François Bayrou s'inspirait certainement de Thomas Piketty, qui avait publié plusieurs travaux sur ce sujet depuis 2001, analysant principalement l'évolution de la société américaine.

Ce que montrait Piketty, en un mot, c'est que tous les revenus nouveaux constituant les dernières décennies de croissance économique, allaient aux plus riches (aux dix ou cent mille plus riches) et que 99 ou 99,9% de la population n'en bénéficiaient pas.

Au passage, pour mes visiteurs que les longs textes insupportent, il y a cette "dataviz" qui a fait le tour du monde en 2011, 15 millions de vues sur youtube:

Wealth Inequality in America

J'avais posté à l'époque une série de trois billets pour expliquer que :

Le combat de François Bayrou n'avait pas fait un tabac. La société française se sentait menacée par plein de choses, mais guère par les inégalités croissantes. Elle se sentait sans doute moins menacée par ces inégalités, que bénéficiaire — en tout cas par rapport aux Roms, aux travailleurs chinois ou aux jeunes Africains qui tentent la traversée du désert.

Mais maintenant, il y a des "démocrates sans frontières" qui cartonnent ! Thomas Piketty est passé en n°1 des ventes sur amazon.fr et n°3 en version américaine, traduit par Art Goldhammer !

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L'occasion d'approfondir un peu.

Arun Kapil a posté une brillante revue des critiques, favorables ou défavorables, qui lui ont semblé les plus significatives.

Parmi celles-ci, le point soulevé par David Leonhardt dans le New York Times :

Lecture faite, je ne saisissais toujours pas vraiment quelle mécanique fait croître l'inégalité. Qu'est-ce qui se passe, dans les économies de marché, pour que le patrimoine et les revenus des riches augmentent plus rapidement que ceux des autres ? Alors j'ai appelé Piketty à son bureau parisien, et il a bien voulu m'expliquer.

Excellente idée, non ? Et ce qui ressort de l'explication, c'est que :

Le simple fait que les riches gagnent plus, et peuvent donc épargner, leur permet d'investir, et ces investissements leur rapportent proportionnellement plus que des salaires ne le feraient[1].

Soit. Mais David Leonhardt aurait pu répondre que la même mécanique existait dans les années 50 et 60 — époque à laquelle c'était pourtant l'égalité qui progressait ! Époque où les salariés eux-mêmes gagnaient assez pour "investir" dans des grèves, et forcer les possédants à leur concéder une plus grande part de leurs revenus — une part qui leur était d'ailleurs moins nécessaire, à eux possédants et épargnants, qu'aux travailleurs.

Alors où est le changement ? Pourquoi le capital rapporte-t-il plus que le travail ? Pourquoi les travailleurs ne sont-ils plus en mesure, notamment aux Etats-Unis, d'obtenir une part proportionnelle des nouveaux revenus ?

D'après les tenants de l'iconomie, dont votre serviteur, ce changement vient de la séparation entre travail et capital : le capital fait de l'argent sans travailler (par le foncier, la spéculation financière à haute fréquence, et plus généralement les monopoles / oligopoles), tandis que le travail est possible sans beaucoup de capital. Et cette séparation est un fait technologique — c'est comme ça que ça marche dans "l'ère numérique", ce que nous appelons, justement, l'iconomie.

La seule solution que je voie, c'est un compromis local, par lieu de vie ou société (et non plus par entreprise ou branche professionnelle) entre travail et capital. C'est une relocalisation de l'économie sociale de marché. Tant que pour les riches, Paris ou le Lubéron seront plus agréables à vivre, à l'année, que les îles Cook ou Singapour, il y aura de la marge pour négocier.

Bien sûr, cette relocalisation, cette capacité à faire vivre une social-économie à l'échelle de nos communes, agglomérations, régions, pays, ou de l'Europe, elle demande du pouvoir. De la "démocratie" au lieu de la démagogie, au lieu d'un match de communicants dans l'impuissance institutionnalisée[2].

Et pour cela, notre premier ennemi, ce sont les paradis fiscaux ; c'est la tolérance qui permet aux riches d'avoir le beurre et l'argent du beurre, le confort de nos démocraties et le coffre-fort des îles anglo-luxembourgeoises.

Avec une Europe qui prendrait les armes, celles du droit et de la démocratie, contre les paradis fiscaux, avec une Europe qui gagnerait sa souveraineté fiscale et sociale, le "tout pour les riches" ne serait plus une fatalité.

Notes

[1] Traduction libre, surtout de ce 2ème passage.

[2] Via Art