En décembre 2012, j'espérais encore que la présidence Hollande se révèle à la hauteur des défis du pays. M. Ayrault venait d'annoncer l'évaluation de toute l'action des pouvoirs publics. Il annonçait 50 milliards d'économies.

Comment faire ? La question avait été posée, par la voie hiérarchique, aux intellos de l'État : les Inspections générales. Elles s'y étaient mises à trois pour publier un « Cadrage méthodologique de l’évaluation des politiques publiques partenariales » (PDF).

Je l'avais lu avec intérêt : comme souvent dans les hautes sphères de l'État en France, il y avait dans ce rapport de l'intelligence, de la finesse, une bonne anticipation des difficultés.

Et avec tristesse : comme presque toujours dans les hautes sphères de l'État en France, tout était organisé pour que rien ne change. Et bien sûr, rien n'a changé.

J'ai tout de même voulu apporter ma petite contribution, en tant qu'ancien professionnel de l'évaluation. J'ai pondu une page et demie à l'attention de la Ministre en charge et du Premier Ministre — c'est-à-dire, bien sûr, de leurs cabinets, qui m'ont répondu poliment, comme de règle.

En voici l'essentiel, traduite en français normal.

1. Quand un dirigeant veut remettre en question une décision, une action, une institution, le premier pas c'est de se demander "à qui ça sert ? à quoi ça leur sert ?". Cette question n'est pas posée. Elle n'aura donc pas de réponse.

2. Pour qu'une politique en cours soit remise en question, il y a deux points de vue à prendre en compte : celui du public censé bénéficier de cette politique, et celui du contribuable qui la paye. Or ces points de vue sont les moins pris en compte. Et inversement, il y a une erreur à ne pas faire : confier l'évaluation de la situation à l'institution évaluée, aux services qui sont chargés de mettre en oeuvre l'action. Les intérêts objectifs de ces services sont souvent de bloquer l'évaluation. Or, c'est ce que les Inspections proposent : confier l'évaluation aux Ministères. Certes, une Direction transversale (le SGMAP) est chargée de coordonner les évaluations, mais elle n'est autorisée à prendre aucune décision.

3. Peut-être le SGMAP pourrait-il au moins pousser aux fesses les Ministères, en réalisant ou finançant des enquêtes, des conférences citoyennes, des audits financiers ?… Rien de cela ne semble prévu.

4. Une politique des pouvoirs publics associe de nombreux partenaires (collectivités locales, privé, syndicats, etc.). Pour qu'une nouvelle politique soit réalisable, il faut accoucher d'un consensus parmi les partenaires. Or l'État (et en particulier ce rapport) croient encore et toujours qu'il suffit d'auditionner quelques porte-parole institutionnels, dont chacun viendra expliquer, fromage en main, pourquoi il importe de ne rien changer.

5. Les équipes chargées des évaluations semblent laissées dans les murs de leur Ministère et rattachées à leur hiérarchie habituelle : de quoi les dissuader, si elles veulent faire carrière, de faire des constats dérangeants ou de proposer des innovations de rupture.

6. Le rapport préconise une méthode très progressive, par rapports d'étape successifs, puis relecture par le Ministre qui définit ses propres scénarios… Or les points sur lesquels il est le plus difficile de tenir bon sur le diagnostic, d'étape en étape, face aux pressions diverses, sont souvent ceux qui demanderaient les changements les plus urgents.

7. Les auteurs du rapport comprennent bien que l'évaluation a pour but d'accoucher d'une « hiérarchie des priorités » ; mais rien dans leur méthode ne permet de hiérarchiser les priorités. Pire, cette hiérarchisation est demandée à la personne la plus mal placée pour la faire (celle qui gère au quotidien l'institution ou l'action évaluées).

8. Les Inspections demandent d'écrire des "scénarios" d'avenir ; c'est un moyen efficace d' imaginer et explorer les conséquences de différents changements possibles. Mais le soin de les imaginer est laissé au Ministère. Or le grand classique pour un Ministère est de ne rien imaginer d'utile ; il lui suffit de limiter l’exercice à trois scénarios : un scénario souhaitable pour lui-même, un scénario manifestement problématique, et un scénario de continuité…

9. Parmi les solutions possibles aux problèmes, le rapport envisage d'externaliser, vers le privé, des fonctions réalisées en interne par les services publics. C'est oublier le principal frein aux économies : la stabilité de l’effectif public ! Externaliser, et continuer à employer les fonctionnaires, c'est payer en double. Au contraire, pour économiser, il faudrait internaliser, confier demain aux agents publics déjà présents, des missions qui sont aujourd'hui sous-traitées au privé. Or cette option ne figure pas…

10. Il y a des gens qui ont plein d'idées utiles pour faire progresser le service public, ce sont les agents publics. Pour trouver des solutions, il suffit souvent d'exposer aux agents les problèmes à résoudre et de leur demander des solutions. Mais tout ce qui est prévu, c'est de « faire remonter au Ministre les craintes exprimées par les agents ».

Qui pourrait, avec une approche aussi craintive du service public et des Ministères, les rendre plus efficaces ?


Voilà, j'ai reformulé ma note à M. Ayrault en cadeau de bienvenue à M. Valls ! Meilleurs voeux de succès à lui !