Je n'ai rien trouvé à raconter sur ce blog suite aux quatre jours passés à Shanghaï et Yiwu. Mais un petit livre, une nouvelle que m'a donnée ma mère, m'a rappelé un épisode. Pour commencer, que voyez-vous dans cette photo prise à l'aéroport de Shanghaï, sur la route du départ ?

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Je n'y ai pas vu du tout la même chose qu'en arrivant. L'expérience inverse de celle racontée par Pierre Péju dans La confusion des caractères. Dont le personnage passe, comme je suis passé, par la salle de calligraphie du musée de Shanghaï - moi seul, prenant du retard sur mon groupe parti déjeuner ; lui, scotché par la guide qui le surveille.

C'est en déambulant dans la pénombre de ces vastes salles que quelque chose, je crois, dans ma tête, dans ma vue, a commencé à se brouiller. La jeune fille ne me faisait grâce d'aucun détail concernant les styles : "courant", "cursif", "de chancellerie", "sigillaire"... Elle tentait de m'initier (...) à la régularité, la fluidité ou la rigidité du trait, aux indices de la vitesse d'un pinceau ou de la souplesse d'un poignet. J'étais écrasé par l'immensité de mon ignorance à propos de tant de textes millénaires. Devant mes yeux, les caractères devenaient flous. L'écriture chinoise avait la beauté d'une neige d'encre sous laquelle je me tenais comme une pierre qui se laisse doucement ensevelir.

Sur le coup, ça m'a fait à peu près cet effet. L'immensité d'une ignorance. Au point de ne pas voir pourquoi telle page est un chef d'oeuvre - ce n'est rien que de l'écriture, rien à voir avec la calligraphie arabe. Juste le temps d'apprendre que l'imitation, imiter l'écriture des maîtres, c'est un art, supérieur sans doute à la création - cet art que nous autres Atlantes nommons contrefaçon.

Mais aussitôt sorti du musée, ou le lendemain devant cette vitrine à l'aéroport, ça m'a fait l'effet inverse. La confusion des caractères s'est dissipée. J'ai découvert qu'avant d'avoir visité cette salle, je ne voyais pas les caractères chinois, seulement une espèce de zone grise barrée, comme quand une vieille version de Word n'arrive pas à ouvrir un objet graphique plus récent. Et maintenant, je vois, vous m'entendez ?! Je ne sais pas lire évidemment, mais je vois.

Vous les avez vus, les trois caractères de la photo ? Parce qu'il en faut trois pour dire "Douanes", ça doit être un concept compliqué. Et on les a tracé en calligraphie "régulière", me semble-t-il, mais avec un tracé hérissé d'arêtes, du métal hurlant brutalement refroidi, une herse qui arrêtera, qui brisera net le malheureux passeur de contrefaçons - ou d'autres produits à l'exportation plus sévèrement punie encore.

Et regardez "CUSTOMS" au-dessous, comme c'est muet.

Coïncidence sur coïncidence, je suis resté dans la région cette semaine, par livres interposés.

Un Jonathan en ballade au centre de la Birmanie (Elle ou dix mille lucioles), très beau avec un scénario qui méandre et se cache avant une accélération soudaine - à la chinoise, peut-être.

Et une autre vision de la Chine, paradis de l'insouciance et de la vie à pleine dents, pour le peu qu'on peut en entre-apercevoir depuis les zones-pour-étrangers de Pyongyang. Guy Delisle raconte le séjour de Guy, brave pro canadien du dessin animé en mission de contrôle chez le sous-traitant nord-coréen.

À propos, être "démocrate" ne signifie pas seulement, pour moi, souhaiter aux habitants de ces pays de vivre dans un régime démocratique. Cela signifie aussi les reconnaître comme des voisins et des compatriotes, me reconnaître dans leurs comportements et leurs stratégies, à si peu de choses près, un petit peu moins de frontières, la malchance de gisements d'hydrocarbures, l'héritage d'une autre écriture. La bifurcation minuscule qui envoie une société, une civilisation vers l'ailleurs.