La promotion express de Martin Selmayr au poste de n°2 européen, avec trucage de la série de procédures prévues, révélée par Jean Quatremer, c'est peut-être un détail pour vous. Ça restera peut-être aussi ignoré que l'écrasement, en France, du droit de pétition, par une institution complice de l'exécutif de l'époque. Mais pour moi ça veut dire beaucoup, ça veut dire que l'Europe institutionnelle n'a plus de signification.

Deux promotions en moins d’une minute, un record du monde. Le tout à la stupéfaction des commissaires qui n’ont pas été mis dans la confidence, y compris Günther Oettinger, le commissaire chargé des ressources humaines. Mais courageusement, personne n’a moufté et tout le monde a validé ce joli « golpe ».

Ce qui est effrayant pour un non-initié à la mécanique européenne (même si j'ai eu plusieurs missions dans l'environnement de la Commission comme évaluateur); c'est le niveau de détail de règles…

le statut exige au minimum deux ans dans un grade, la moyenne étant en réalité de 3 à 5 ans. Or, en 2014, (M. Selmayr) est déjà AD 12, le maximum possible vu sa date d’entrée, ce qui est déjà un exploit sans précédent. Barroso et Reding lui donneront alors un coup de pouce en le propulsant AD14 et directeur, ce qui lui ouvre les portes du secrétariat général … comme chef de cabinet, il bénéficie d’un grade AD15 temporaire (jusqu’à 17.000 euros), grade qu’il se fera attribuer à titre permanent en 2017 … (Mais) comment Selmayr a-t-il pu être nommé secrétaire général alors qu’il n’avait pas la fonction suffisante (qui doit être séparée du grade qui détermine la rémunération) : il faut au minimum être directeur général adjoint (DGA) ou directeur général (DG)…

… un niveau de détail qui ne laisse deviner aucune autre justification… que celle de constituer un système à base de règles. Un système régi par sa "base légale".

"Le Parlement n'y peut rien" comme l'écrit gentiment, et pour s'en réjouir, un spécialiste de celui-ci[1].

D'un point de vue démocrate (le mien en l'occurrence) : c'est une horreur, une raison suffisante de rebâtir la politique européenne depuis les fondations.

Du point de vue de qui croit plus à l'état de droit qu'à la démocratie, ou qui voit dans l'Europe bureaucratique un rempart indispensable contre les démagogies électorales nationales : c'est une horreur, puisque l'ambition, la vitesse d'exécution et quelques relations bien placées suffisent à prendre le pouvoir effectif : les règles démontrent leur incapacité à se défendre elles-mêmes, à se défendre sans gardiens.

Comment peuvent-elles alors nous protéger, et contre quelles démagogies nationales ?

Mardi dernier, dans une conférence sur l'intelligence artificielle, Léon Bottou prenait l'exemple de la pomme de Newton. La force de gravitation s'exerce en permanence. Mais sur 15 millions de photos prises au hasard, ou de vidéos de quelques secondes, combien d'objets en chute libre verticale avez-vous une chance de voir ? Un ? Dix ? En tout cas, les moteurs d'intelligence artificielle qui veulent donner le bon résultat en moyenne, et qui voient sur la plupart des photos le sol terrestre et d'autres objets, seront incapables d'imaginer qu'une force puissante tire ces objets vers le sol. La pomme qu'ils verraient sur une image, ils la traiteraient en anecdote, en point aberrant, probablement explicable par la présence, hors cadre, d'un enfant farceur, voire anti-newtonien. Et pourtant. Si l'intelligence artificielle échoue, la compréhension humaine, elle, peut deviner à travers la chute libre de la pomme, ou l'ascension expresse de Martin Selmayr, la direction des forces qui gouvernent tout le système.

Notes

[1] Discussion Facebook sur un post de Jean Quatremer.