Moi aussi, j'ai un malaise à vous raconter.

Début 2003, je pars pour une mission d'évaluation d'une dizaine de jours au Burkina et au Cameroun. Le programme s'annonce très chargé, le sujet assez technique, la préparation très insuffisante, les experts que nous avons associés vont être au top niveau, et pour diriger tout ça, c'est un peu un saut dans l'inconnu.

Je me comporte d'une façon qui m'étonne moi-même : tout sois mon clavier, sous mes doigts, à ma voix, s'aligne comme à l'exercice. La brume organisationnelle qui m'accompagne depuis des décennies s'est brutalement dissipée. Les horaires d'avion et les correspondances sont clairs et nets dans mon esprit. Dans ma valise, mes affaires s'alignent de façon géométrique.

Arrivée à Ouaga où m'accueille ma belle-famille : ils ne doivent pas me reconnaître ! Au lieu de bafouiller dans ma barbe et de mâtiner mon français d'accents approximatifs, je leur réponds par monosyllabes métalliques et consignes sans réplique.

La mission commence, j'enchaîne 6 entretiens par jour aux horaires prévus à travers la ville[1]. Je rentre le soir à ma Lanterne (qui doit s'appeler Lauriers ou Palmiers) étonné et satisfait du travail accompli.

Réveil vaseux pourtant, comme souvent. Je me traîne jusqu'au petit déjeuner qui devrait me remettre d'aplomb, comme souvent. Café, un grand verre de jus de mangue... Je reste faible et vague. Il faut que je me remette d'aplomb avant que mon collègue ne passe à l'hôtel me chercher. Une douche me fera du bien.

Où suis-je ?

Par terre, sur le carrelage de la douche. Qu'est-ce que c'est que ça ? Je me relève, je me vois dans la glace - je saigne. Rincer pour voir ce qu'il en est. Robinet.

Je me réveille par terre. M..., deux fois. Ces tuyauteries, eau chaude eau froide, qui courent près du sol, c'est là que j'ai dû me cogner. Ou sur les robinets de la douche. Tiens-toi bien au lavabo pour ne pas retomber.

(Après, c'est flou. J'arrive juste à ajouter une unité à chaque fois que je rouvre les yeux au sol. Trois. Quatre. Fait ch...., j'ai les deux arcades ouvertes. Cinq. Six.)

À la sixième fois je comprends que ça va pas le faire. Je me traîne jusqu'à mon lit. Il n'y a pas de téléphone intérieur, je crois. J'attendrai le collègue, qui ne me voyant pas au RV, viendra sans doute frapper à ma chambre.

Collègue, médecin, ambulance, points de suture, examens, journée "d'observation" que je passe à fulminer d'être ainsi enfermé, sans être malade ni rien. Diagnostic par défaut : "malaise vagal".

Le collègue a assuré les RV, je reprends avec lui la suite de la mission, ça continue à me courir dans la tête, d'avoir été au tapis à 37 ans.


Conséquence numéro 1 : je fais moins de complexes vis-à-vis des 99% de gens qui ont plus que moi le sens de l'organisation. Si demain j'enchaîne sans difficulté les prises de RV, les hôtels et les billets de train, je pourrai me dire : attention, mon gars, tu dois avoir un vaisseau sanguin qui s'bloque queq'part sous l'crâne.

Conséquence numéro 2 : quelques semaines plus tard, je suis allé au stade et ai repris ma licence, après douze ans loin des pistes. Le demi-fond était ma seule spécialité de jeunesse, c'est aussi le sport du quadragénaire : mon cœur a eu la gentillesse de me le rappeler avec trois ans d'avance.

Hier soir, fatigué par une demi-journée avec la marmaille dans le merveilleux parc de Branféré, j'ai enfilé mon short, chaussé mes Mizuno et pris le GR. Trottiné d'un pas bas jusqu'à Saint-Cado. Fait la pause touristique : calvaire, fontaine, place de la chapelle. Suis revenu en fractionné. Ai terminé en boitant. Et alors ? Tant que tient le cœur.

Notes

[1] Lecteur qui connais Ouaga, je te confirme l'authenticité absolue du récit !