La lutte contre les émissions de GES a peu d'impact tant qu'elle n'est pas planétaire. Des restrictions … restreintes à un territoire … conduisent tout simplement la production industrielle à se localiser là où elle aura le moins de contraintes. Au pire (c'est vraiment le pire), pour la garder chez nous, on l'exempte de payer ses émissions ... en attendant un accord mondial.

Comment y arriver ? Selon Damien Demailly du WWF, in lemonde.fr :

"Pour (les grands pays émergents), le "deal" est clair : les pays industrialisés ont une part importante de responsabilité dans le réchauffement climatique et doivent montrer l'exemple. Ils ont émis des gaz à effet de serre pendant un siècle, pour se développer. Ils doivent maintenant réparer leur "dette climatique" et accompagner les pays émergents dans leurs efforts pour réduire leurs émissions. Les textes internationaux, comme ceux de l'ONU, reconnaissent cette responsabilité. (...)

Les pays industrialisés n'ont pas chiffré le montant de l'aide qu'ils étaient prêts à apporter. Des études de l'ONU, et d'autres instances, estiment cette aide à 160 milliards de dollars par an. Les pays émergents réclament de leur côté 200 à 300 milliards de dollars."

Peut-être pourra-t-on effectivement arriver à un accord négocié - les rapports de force, de richesses, peuvent trouver un point d'équilibre. Sera-t-il atteint ? Sera-t-il durable ?

Il me semblerait bien plus juste, simple, durable, de reconnaître une bonne fois pour toutes, pays par pays, notre dette envers la planète. Dette résultant des émissions passées de GES - émissions irresponsables faute d'en savoir les conséquences[1]. L'ignorance des conséquences futures, la multiplicité des émetteurs - dirigeants politiques, industriels, consommateurs, automobilistes etc. - devraient éviter toute mise en cause pénale ; elles laissent entière la responsabilité civile[2].

Cela revient à étendre à toute l'économie mondiale, et à étendre dans le passé, le principe "pollueur-payeur, dépollueur-payé".

Il y a quelques mois, j'ai eu l'occasion de demander si c'était possible, à un spécialiste de la question. Il a répondu à côté. Mais en lui reposant la question en privé, j'ai obtenu une vraie réponse : "on ne peut pas, cette dette serait trop lourde".

Ça m'a laissé un sentiment mitigé.

Est-elle vraiment si lourde que nous soyons, monde devenu riche face au monde resté pauvre, dans un rapport de prédation pur et simple, assis sur les actifs, les bâtiments, les usines qu'on a piqués à une planète sans défense ? Malgré tous les discours sur "l'Afrique doit entrer dans l'histoire", la réalité crue serait qu'on a brûlé tout le carburant possible pour nous enrichir nous, et que nous laissons généreusement aux Africains le droit d'imaginer des voitures à énergie bovine, si ça leur chante d'avoir des voitures ?

Même alors, ça vaudrait la peine de la chiffrer. Si ce n'est pas à notre avantage, ce sera au moins au leur.

Il ne s'agit pas de chiffrer en euros ou en dollars - mais en tonnes de CO2 ou équivalent-CO2 émis. Remboursables de la même façon. Les taux d'intérêt des marchés monétaires, les 3 ou 4%, les fluctuations des valeurs des monnaies nationales ou continentales, n'ont pas de sens pour la dette écologique[3].

Il s'agit de faire du CO2-émis la monnaie écologique mondiale, non convertible. Dont la banque centrale est la planète. Notre dette des siècles industriels est l'actif détenu par la banque centrale.

Alors, notre dette, c'est combien ? Aux climatologues et autres physiciens de me corriger, mais, Si je comprends bien, la teneur en CO2 dans l'atmosphère est passée depuis la révolution industrielle de 280 ppmv à 380 ppmv, et ça représenterait 820 milliards de tonnes supplémentaires.

820 milliards de tonnes pour l'ensemble des pays industrialisés[4].

Juste pour fixer les idées en euros, si le cours de la tonne de CO2 remontait à, admettons, 24 euros[5], la dette écologique équivaudrait à près de 4000 milliards d'euros[6], toujours pour l'ensemble des pays industrialisés.

C'est trois fois la dette publique française. Raisonnable, non ?

Après, bien sûr, il faut un mécanisme pour contraindre les débiteurs à payer leur dette à la planète créancière. Des échéanciers, des huissiers, des négociations, donc de la conversion, année par année, entre CO2 et euros. On revient au tapis vert et au bras de fer. Mais au moins, on partira d'un même chiffre, d'une reconnaissance de dette en bonne et due forme, et ça devrait aider à se mettre d'accord pour la suite.

Notes

[1] Et encore : comme pour l'amiante, comme pour le tabac, ..., "on" savait, ou "on" avait de très bonnes raisons de penser, depuis plus d'un siècle.

[2] Dans ce billet de 2004, j'imaginais une responsabilité civile affaire par affaire : un tribunal pourrait juger que les coresponsables d'une catastrophe coûtant X milliards de dollars, et imputable au réchauffement climatique, sont les Etats industriels à proportion de leurs émissions passées. Maintenant je pense plus à un mécanisme global.

[3] Autre raison plus essentielle encore : s'il y a consensus scientifique sur la responsabilité des GES dans le réchauffement climatique, on ne peut encore chiffrer le coût, pour la collectivité humaine, de la tonne de CO2 émise : 1) parce que la précision est insuffisante sur la relation de cause à effet GES->climat, 2) parce que l'échelle de temps va jusqu'aux millénaires pour certains GES industriels et certains phénomènes physiques (niveau de la mer), et qu'on ne sait pas "actualiser" à une date présente le coût de ce qui se passera dans des millénaires, 3) parce qu'il peut se passer à l'avenir bien des phénomènes imprévus, dont des découvertes technologiques, qui modifieront aussi le climat, donc les coûts effectifs des émissions passées.

[4] En raisonnant en "net", à état du monde connu, forêts et océans. Si on raisonne "brut", les pays industrialisés doivent nettement plus, les pays détenant des "puits de carbone" et surtout les océans ont accumulé un actif - sous forme de carbone, tout simplement.

[5] Je n'ai pas encore compris si ce qu'on appelle dans la presse "la tonne d'équivalent CO2" ou "d'équivalent carbone" d'une ligne à l'autre, est comptée en tonne de CO2, ou de C : et il n'y a que 272,7 kg de C dans une tonne de CO2 ! ça fait une différence.

[6] 2000 milliards pour le seul CO2. Les autres gaz représentent près de la moitié de l'effet de serre dû à l'homme. Il faut donc à peu près doubler cette estimation.