Jacques Bugier m’a recommandé et prêté, il y a de longs mois, « La démocratie des autres » d’Amartya Sen (amazon, fnac, decitre).

Qui était resté sur ma pile. Jusqu’à ce qu’un autre ami me demande : une personne « sympathique, avec quelques amis, désire réfléchir sur la démocratie aujourd'hui, ses questions, ses difficultés. Aurais-tu un livre (pas trop compliqué, bien informé et ouvert d'esprit) à lui conseiller ? »

Je n’ose recommander mon blog qui est trop compliqué, ni les livres de François Bayrou qui eussent pu apparaître comme un choix partisan. J’ai recommandé Sen. Il me restait à le lire. Ça prend le temps d’un dîner au MacPloof – y compris un second milkshake vanille.

Ce petit livre comprend deux parties.

La première est un exposé de 2003, titré « Les racines globales de la démocratie : pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident ». Amartya Sen y ridiculise facilement, mais très poliment, les thèses du « choc des civilisations » et du caractère essentiellement « occidental » de la démocratie.

Le levier du raisonnement est appuyé sur la conception de John Rawls d’une « démocratie fondée sur la délibération ». Sen poursuit : « les élections sont seulement un moyen - (…) très important – de rendre efficaces les discussions publiques ». Puis Sen montre combien la valeur du débat, du pluralisme en politique, a été reconnue au cours des millénaires dans moult pays et civilisations, au Japon, en Inde, en Chine etc.

Partir de la « délibération », ce n’est pas ma façon habituelle de parler de la démocratie, ni du vote. Mais moi aussi, ça me déçoit de voir trop d’Occidentaux réduire la démocratie à l’organisation d’élections libres – croire qu’être ‘démocrate’, c’est assumer un résultat d’élection, et après, quartier libre jusqu’à l’élection suivante !

J’ai donc persévéré dans « La démocratie des autres ».

Sa deuxième partie, une conférence de 1999 « La démocratie comme valeur universelle », s’appuie sur la même conception de la démocratie comme espace de débat et reconnaissance du pluralisme ; mais elle va, me semble-t-il, un peu plus loin.

Sen distingue trois niveaux auxquels « la démocratie enrichit la vie des citoyens.

Premièrement, la liberté politique fait partie de la liberté de l’homme en général … La participation à la vie politique et sociale a une valeur intrinsèque pour … le bien-être des personnes ». Il s’agit donc de la démocratie comme élément des « droits de l’homme », dans le vocabulaire usuel en France. Elle libère l’individu.

« Deuxièmement, la démocratie a une valeur instrumentale…, en amplifiant l’écoute accordée aux gens lorsqu’ils expriment… leurs revendications. » Sen en donne ailleurs l’exemple canonique : il n’y a pas de famine en démocratie, aussi pauvre soit-elle[1]. C’est un peu l’idée de Churchill selon laquelle la démocratie est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres connus, parce que c’est le plus raisonnable, celui qui permet de prendre en compte le plus de raisons.

« Troisièmement, … la démocratie a une fonction constructive. (Elle) donne aux citoyens une chance d’apprendre les uns par les autres, et aide la société à donner forme à ses valeurs et à ses priorités ». Elle favorise « la construction des valeurs ». C’est ici qu’Amartya Sen se rapproche de la conception française personnaliste (PDF), de la démocratie : le système politique qui reconnaît le mieux la dignité de la personne, non seulement comme individu, mais aussi comme citoyen : dans sa relation aux autres, les communautés auxquelles il participe.

Bref, une lecture facile, rapide et salutaire.

Sans doute insuffisante pour « réfléchir sur la démocratie aujourd'hui, ses questions, ses difficultés ».

Que conseilleriez-vous à l’ami de mon ami ?[2]

Notes

[1] On pourrait contester ce point en parlant par exemple de la Haute-Volta (Burkina Faso) de 1973-74 et 1978-79. Mais cela permettrait sans doute de reformuler : en démocratie, le gouvernement fera toujours tout son possible pour éviter la famine. La grande famine en Haute-Volta date du régime colonial (1932).

[2] Article édité le 2 août 2010. Corrections de forme seulement, pour la lisibilité.