Jean-François Kahn publie sur son blog un début de manifeste de son club de réflexion, le CRREA. Le lire est très plaisant pour un démocrate, d'accord sur tout et heureux de voir nos thèses si bien écrites.

"Nous récusons le modèle de société dont l’argent et le profit ont fini par résumer toutes les valeurs et refusons l’autre modèle qui tend à fondre toute la société dans l’Etat réduit à la bureaucratie.

Tous les deux ont fait faillite.

Et ceux qui, à droite, préconisent de réanimer ou de restaurer l’un nous conduisent aux mêmes catastrophes que ceux qui, à gauche, prétendent ressusciter ou réhabiliter l’autre.

... (La) conversion (sociale-démocrate du système capitaliste) n’était qu’une ruse tactique … L’effondrement du communisme – l’auto-dissolution de l’ennemi, en somme - (a conduit) à tomber le masque … avec les mêmes conséquences (qu'en 1929) : concentrations, absorptions et fusions, contrôle des marchés, restriction conséquente du champ de la concurrence et de la pluralité, uniformisation, submersion du productif par le financier et subversion de l’esprit d’entreprise par la logique spéculative…


Je me permettrai pourtant de chercher la petite bête dans quelques lignes à mon avis perfectibles.

"salariés - grands perdants du système inique qui a provoqué la crise - ; professions indépendantes et libérales conscientes de la nécessité de procéder à une véritable révolution humaniste ; (...) entrepreneurs indépendants (...) très majoritairement indignés par des pratiques étrangères à leur morale civique"

Je ne suis pas certain que les salariés soient les "grands perdants". Le contrat salarial habituel (CDI) est plutôt protecteur : p.ex. le salaire ne peut pas être diminué d'office, ce qui, en période sans inflation est une garantie superbe. "Les salariés" comprennent les fonctionnaires, qui à en juger par les effectifs et le niveau des concours d'entrée, sont dans une situation enviée. Certes, il y a parmi les salariés DES "grands perdants" ; mais voir dans "les salariés" une catégorie brimée de façon homogène ("le salariat"), me semble illusoire - et plus précisément, me semble être un à peu-près assez fréquent à la "gauche de la gauche" pour mériter circonspection.

Inversement les deux passages sur les professions indépendantes et libérales ont un langage qui me froisse un peu. On a l'impression à la lecture que l'auteur est prêt à sauver des "bons koulaks" qui auraient la dignité de se dissocier de leur affreux statut. Il y a peut-être des dérives concernant certaines professions indépendantes - mais à mon avis ces dérives ne viennent ni de l'indépendance ni du statut libéral, mais de systèmes d'Etat du type "beurre et argent du beurre", du type numerus clausus à l'entrée, opportunités de jouer sur "les K" pour maximiser sa rémunération etc.

"La sécurité est un droit de l’homme (...) Nous devons, sans angélisme, nous donner les moyens de prévenir les dérives délictueuses, mais aussi d’assurer la légitime protection des populations."

Cette 2ème phrase jargonneuse est auto-destructrice. Qu'est-ce que ce "mais aussi" vient faire là ? Il semble relever d'un centrisme mou qui associerait une louche de prévention et une louche de (non-dite) répression. Bref, une forme d'angélisme qui préfère bénir les moyens que de regarder où on va.

Faire des prisons des moteurs d'une insertion sociale stable ? Oui PARCE QUE (et non "mais aussi") c'est ce qui réduira le nombre de récidives et de récidivistes.

Appeler les chefs d'établissement scolaires à porter plainte au premier délit (menace de mort, coups et blessures etc.) d'un collégien ou lycéen ? Oui PARCE QUE la peur du gendarme (et pour cela il faut que le gendarme existe) est le commencement de la sagesse.

"l’exception française – un système électoral qui ne permet pas la juste représentativité du corps électoral, le renforcement d’un pouvoir caricaturalement personnel à tendance monarchique, l’affaiblissement des contre-pouvoirs – porte atteinte à une nécessaire intégration démocratique européenne."

Formule rhétorique sympathique, mais qui fait diversion. Si la démocratie française est bidon, c'est d'abord les Français qui en payent les conséquences, bien avant une postulée "nécessaire intégration". Il y a là deux idées. Premièrement, la monarchie française est non pas une "norme de modernité" comme certains UMPistes veulent le faire croire, mais une aberration en Europe ; deuxièmement, c'est un boulet pour la société, pour notre développement durable, et à très court terme pour trouver des sorties de crise.

"l’hyper exploitation d’une population fragile au détriment des pays en voie de développement dont on prélève les forces vives."

Attention aux clichés dont l'humanisme n'excuse pas l'approximation. Transposez ce discours aux Etats-Unis un siècle en arrière, scandalisez-vous de la façon dont "on prélève les forces vives" du Pays Basque ou de la Sicile … ou à Paris qui "hyper-exploitait" les Auvergnats "fragiles" et empêchait ainsi le développement auto-centré de Clermont-Ferrand ...

Dit autrement : ces jeunes diplômés qui parcourent des milliers, parfois des dizaines de milliers de kilomètres, par des moyens de fortune, craignant pour leur vie, certains de ne pas retrouver la légalité avant des années et sans doute des décennies, décidés à sacrifier leur énergie, leur santé et leur sécurité pour leur famille, leur femme au pays, leurs enfants - et pour un vague "rêve américain" ou "européen" d'une terre où chacun aurait sa chance de réussir - ne devraient pas être, en plus, accusés de trahir leur pays.


Le texte poursuit par 4 points sur le "néo-libéralisme", qui me vont très bien. La dénonciation de "l'économie sociale de marché" comme bidonnage (un "faux nez" !) est amha excessive et partiale, mais du genre de partialité qui peut faire du bien, en cassant une convention devenue improductive.

Si j'avais trois directions d'amélioration à suggérer :

"faire profiter les salariés des efforts de productivité, ce qui était la finalité du taylorisme,"

… me semble justement tomber dans le travers iréniste que l'on dénonçait au § précédent. Apparemment ce § hérite de la légende de Ford augmentant ses salariés "pour qu'ils achètent ses voitures", ce qui est évidemment absurde (aucune entreprise ne peut vivre du petit marché constitué par ses salariés). Si Ford a dû doubler les salaires, c'est parce que le travail épuisant et abêtissant sur la chaîne provoquait un absentéisme … qui désorganisait la chaîne.

Plus largement (c'est le 2ème point) en parlant d'un capitalisme qui revient simplement à 1928, on s'abstrait d'une leçon essentielle des économistes classiques et de Marx : les lois de l'économie se déduisent des réalités techniques (plutôt que l'inverse). La révolution informatique / informationnelle produit une économie "de casino" fondamentalement différente de l'économie laborieuse, productiviste, des années fordistes ou de l'après-guerre. Cf. Daniel Cohen "3 leçons sur la société post-industrielle" et surtout Michel Volle "e-conomie". C'est cette économie nouvelle, née avec le transistor, que le politique doit réguler. C'est cette économie nouvelle qui, par sa dimension structurellement mondiale, défie les démocraties nationales. C'est le fonctionnement instantané, les bulles et les bugs, de cette économie nouvelle, qui court-circuite la biologie de la raison humaine et les rythmes naturels du débat entre humains.

3ème point, les ressources naturelles. On a souvent défini l'économie comme la science "des ressources rares" (définition trop restrictive, mais elle a son prix). On a découvert il y a quatre ou cinq décennies seulement que la planète est une ressource rare et plus précisément unique. Le sujet central de l'économie en général, et de l'économie politique en particulier, devrait donc être la préservation de la planète - et la valorisation de cette ressource rarissime, au bénéfice des générations actuelle et futures.

Ceci écrit - c'était là un début seulement… Bon courage au CRREA pour la suite !