Annie de pensée libre m'écrit, en commentaire au billet précédent : "vous ne dites que ce que disent nos économistes officiels" (ce qui me vexerait un peu, pour le coup). "Alors qu'il faut inventer puisque la politique gardée à travers le monde depuis 2007 ne fait qu'empirer notre situation : doit y avoir un truc qui tourne pas rond, mais visiblement cette question de fond vous ne vous la posez pas."

Merci Annie de me donner l'occasion de dire que… ça ne date pas de 2007. Ça date de près de 40 ans. C'est un cycle, l'ère post-industrielle des pays jadis industriels, qui se termine chez nous comme il s'est terminé plus tôt en Argentine. Annie a raison, la politique menée en France depuis 2007 par la bande du Fouquet's a accéléré le saccage de façon particulièrement cynique ; mais depuis le gouvernement Barre, il n'y a guère eu de pouvoir responsable en France. Aux Etats-Unis la présidence Clinton avait relancé le pays, mais celle de G. W. Bush a plus que détruit ce que son prédécesseur avait accumulé. L'Allemagne seule a compris ce qui se passait, contrainte et forcée par la réunification, elle a changé d'ère. Et son exemple nous donne de l'espoir : on peut réussir dans ce nouveau monde.

Annie a raison aussi d'écrire que pour éviter la banqueroute, "le seul moyen serait la mort immédiate d’un riche oncle. Je ne vois pas ça dans l’environnement des États-Unis."

Il n'y a pas de riche oncle. Il y a un laboureur, notre ancêtre, le fondateur de l'agriculture moderne et des usines, le syndicalo-capitaliste national, un laboureur qui a laissé un bel héritage… que ses successeurs, pris au dépourvu par une sorte de changement climatique, n'ont pas su faire fructifier.

Revenons 40 ans en arrière.

1- Il était une fois… des sociétés et des économies régionales ou nationales, autonomes. Chacune faisait de tout, culture et agriculture, biens et services, accumulation pour quelques-uns et solidarité en faveur d'autres, débat public et démocratie. Elles échangeaient un peu, par dessus la clôture de leur jardin, mais se faisaient tout aussi souvent la guerre. Chacune se souciait peu, au fond, du destin des autres.

2 - Vers 1974, l'arrivée du micro-processeur et du logiciel cassent les frontières. Une usine automatisée suffira pour le monde entier. Ses produits y seront acheminées via les communications mondialisées (internet, les porte-conteneurs, l'avion). Avec la plus grosse capacité d'investissement et les coûts salariaux les moins chers, on élimine tout concurrence : l'économie n'est plus une affaire de jardinier, mais de parrain de casino. Aucune barrière protectionniste ne peut contre ça - sauf un Mur de Berlin, derrière lequel on interdirait internet et le téléphone…

3 - Dans ce monde devenu tout petit, un nouvel ordre, une nouvelle harmonie seraient possibles, comme dans un village solidaire. Chacun serait apprécié pour son métier, sa spécialité. On s'entraiderait — on embaucherait le fils du voisin pour les moissons, on irait l'aider pour refaire son toit. On veillerait ensemble aux biens communs — les bois communaux, la rivière, l'atmosphère, la paix et la démocratie.

4 - Mais en attendant, ce n'est pas ce qui se passe.

L'argent et les capitaux circulent, aidés par une technologie sans frein et par l'absence de toute réglementation décente, à l'échelle de la planète. Leurs décisions se prennent en toute ignorance du bien commun.

Ainsi, ceux qui avaient des capitaux avant l'ouverture, avant la mondialisation, ont pu les faire fructifier à vitesse accélérée en profitant à la fois des coûts bas des pays pauvres, et des portefeuilles confortables des acheteurs riches. Ils ont eu les moyens de faire pression sur les décideurs publics, de droite et de gauche, pour augmenter encore leurs magots. Ils sont devenus si riches que ça a fait s'envoler les prix de l'immobilier, de l'or, de l'euro.

De l'autre côté, les Etats qui avaient l'habitude de la richesse (ouest-européens, états-uniens, japonais…) n'ont pas compris le changement des temps. Ils n'ont même pas essayé de prendre leur place dans le nouveau jeu mondial. Ils se sont dit que leur fortune et leur bombe atomique suffiraient à tenir le monde en respect, comme jadis l'Espagne avec l'or du Pérou et l'Invincible Armada. Ils ont continué à s'organiser et à investir à l'ancienne, ignorants des voisins. Et comme ça ne marchait pas, comme l'emploi et l'argent les fuyaient, ils ont fait le radeau de la Méduse : ils ont essayé de s'en sortir moins mal que le voisin en le concurrençant plus encore, par le dumping fiscal, l'irrespect des critères de Maastricht permettant l'inflation des emplois publics, la non-coopération permanente nommée "stratégie de Lisbonne".

Leur déroute s'est emballée, ils sont en banqueroute, leur argent a entièrement fui chez les riches privés, et ceux-ci en sont à se demander où l'investir demain — changer de continent, ou, histoire de rester maître chez soi, racheter leurs pays d'origine pour les gérer en oligarchies[1] ?

5 - Nous sommes donc en situation de révolution, au sens d'origine : la fin d'un cycle. Qui gagnera demain ?

La coopération, la responsabilité de chacun, la protection commune de la planète et du droit, un commerce et des voyages possibles et sûrs avec des monnaies reconnues, une démocratie sans frontière ?

Ou un chaos d'oligarchies en conflit, à la façon des "seigneurs de la guerre" chinois ou des guerres intestines de l'Europe classique ?

La seule chose dont je sois sûr, c'est que les dirigeants qui, depuis 1981, ont persévéré dans l'impasse (au mieux) ou vendu le pays à la découpe (au pire), devraient avoir la dignité de reconnaître leur responsabilité et de prendre, au moins, leur retraite.

Notes

[1] Des scénarios de ce type sont proposés ici