Encore un commentaire chez Laurent de Boissieu, qui doute que "démocrate" soit une doctrine politique spécifique, puisqu'on ne peut pas dire "démocratiste" - même s'il reconnaîtrait à l'élève de Jean-Marie Domenach que je suis, le droit de se dire "personnaliste".


Ni la démocratie-chrétienne, ni la social-démocratie n'ont de "isme" à ma connaissance ; personne ne conteste pourtant leur existence comme traditions politiques et familles de pensée.

Et ce n'est pas propre aux familles démocrates ;-) Par exemple, la doctrine de la "sécurité nationale" qui était le fondement idéologique des dictatures sud-américaines des années 70, n'avait aucun "isme" non plus.


A ceux qui vous disent "nous vivons en République, donc tout le monde est républicain", vous (Laurent de Boissieu) répondez : pas du tout, l'idéologie républicaine française implique 7 ou 8 priorités de valeurs très précises et pas du tout consensuelles.

A ceux qui vous disent "la démocratie est une idéologie politique avec ses valeurs précises et pas du tout consensuelles", vous répondez que la démocratie est une simple règle institutionnelle : "La démocratie, en revanche, c'est le fait d'avoir des institutions et une vie démocratiques (élections pluralistes, liberté d'opinion et d'expression, etc.)."

Je pense à peu près exactement l'inverse ;-)

Ça me semblerait tout à fait supportable d'aller vivre et travailler en Espagne ou aux Pays-Bas, et d'y participer à la vie politique, bien que ce ne soient pas des Républiques.

Ça m'est insupportable de voir dans mon propre pays les valeurs démocratiques ignorées ou bafouées - les gouvernants mentant à tire-larigot sur la situation du pays, les Noirs ou les femmes écarté(e)s de la décision politique par le système électoral, le débat politique réduit à un marivaudage pendant que tout se décide dans un seul bureau, le patrimoine commun vendu par appartements, la collusion entre grands intérêts privés et décideurs d'Etat dissoudre toute velléité de régulation du capitalisme financier, l'aspiration générale à un environnement sain et un développement durable traitée de lubie par le chef de l'Etat, l'éducation laissée à la dérive avec toujours moins d'horaires et moins d'enseignants, sans parler des surveillants, les priorités de Défense nationale obérées par les intérêts des marchands de canons les mieux en cour, le "journal de référence" menacé de prise de contrôle par une grande entreprise industrielle à capitaux partiellement publics, présidée par l'ancien dircab de Bercy, et que sais-je encore.

Certes, tout cela se fait en République. Tout cela est même cohérent, ou presque, avec les valeurs républicaines que vous rappelez - c'est laïque, c'est indivisible, c'est même, à très court terme, social - mais ce n'est pas du tout cohérent avec la démocratie. "La République est démocratique ?" La nôtre, très peu amha.


Sur le personnalisme : effectivement cette doctrine philosophique me semble pouvoir être considérée comme l'une des racines de l'idéologie démocrate au sens occidental du terme - mais pas la seule racine.

Je distingue d'abord la démocratie au sens asiatique du terme (telle que présentée par Amartya Sen dans "La démocratie des autres"), dont le fondement est la reconnaissance de la valeur du débat dans la prise de décision politique. Bien sûr, les deux sont compatibles ; je suis démocrate aussi au sens asiatique ;-) et j'aimerais bien que nous ayons un chef d'Etat conscient que le débat est une valeur.

Mais si on parle de soubassement idéologique, il y a une différence : cette école asiatique part d'une réflexion sur l'interaction entre les personnes et un système de pouvoir ; et d'un constat historique : le débat améliore la décision. Ni le despotisme "éclairé", ni le jeu des rapports de forces (libéraux ou communistes) ne font aussi bien.

Les écoles occidentales partent de la reconnaissance de la valeur de la personne, de l'égale valeur de tous les individus.

Il en découle les deux principes politiques essentiels de la démocratie : le droit de la personne (car la société ne peut avoir raison contre une personne au point de nier sa valeur - Cf. peine de mort, imprescribilité des crimes contre l'humanité, droits de recours y compris contre l'Etat et la loi, etc.), et la règle de la majorité (car aucune voix ne vaut a priori plus qu'une autre s'agissant de prendre des décisions communes).

(Tout ça est bien expliqué dans Duhamel-Darnton, désolé si je déforme).

Ces deux principes sont en tension permanente. La règle de la majorité est limitée par les droits de l'individu et réciproquement. C'est là qu'apparaissent les constructions juridiques (et sociales) qui actent des compromis et parfois permettent des synergies entre les deux principes - la "démocratie" comme système institutionnel.

La Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 est, de mon point de vue, un manifeste démocrate quasi-parfait.

Le programme du CNR de 1944 est très bien aussi - il me semble avoir cependant poussé un peu trop loin le curseur de la confiance faite à chaque personne pour contribuer au bien commun - dit autrement, il me semble un peu trop socialiste.

C'est aussi la marque du personnalisme (français) de l'époque. Il insistait beaucoup sur la "dimension communautaire de la personne", ce qui pouvait apparaître comme une solution élégante pour résoudre le dilemme entre les droits de la personne et la règle de la majorité : chaque personne est reliée à une communauté, la vie communautaire permet le développement de la personne, etc.

Dans la société actuelle où - pour résumer sommairement - au-delà des liens du sang, des collaborations de travail ou des jours de fête, chacun est devant son poste de télé ou son écran d'ordinateur, cette idée de "communauté" n'a plus guère la signification qu'on pouvait lui prêter à l'époque.

Il reste que, selon moi, on ne peut être démocrate que si on fait confiance à la capacité de relation des gens, que si on croit à la valeur de ces relations comme élément du déploiement de la personnalité. Que si on croit les gens capables de trouver ensemble un bien commun - ce qui rejoint la conception présentée par Amartya Sen.

Ce qui rejoint aussi, d'ailleurs, la définition toute simple donnée par Barack Obama : "The belief in each other - that's what made me a Democrat".

Et moi aussi ;-)