Il y a dans la "Revue civique" un entretien d'une justesse exceptionnelle avec un sarkozyste de 2007, "Georges-Marc Benamou : mes leçons de vie avec Nicolas Sarkozy".

Je retrouve dans ce passage l'écho précis de ce que j'ai vécu en mars 2007 :

L’influence de Buisson (…) provient du moment, pendant la campagne présidentielle de 2007, que j’ai appelé « la peur bleue » de Sarkozy : la montée de François Bayrou qui a, un moment, semblé pouvoir arriver second au premier tour (devant Ségolène Royal) et battre Sarkozy au second. Dans cette période, les contacts s’intensifient avec Buisson, qu’il connaissait depuis longtemps. Sarkozy cherche une idée, comme le cycliste fourbu cherche la bonne dope. Il tombe sur l’idée du Ministère de l’identité nationale ! Devant la réussite sondagière de cette idée, pragmatique, Sarkozy, à partir de ce moment, choisit presque aveuglément de suivre les conseils de Buisson.

Voici ma version de la même histoire, vue de la campagne Bayrou[1].

Six semaines avant la présidentielle, la moyenne des sondages situait François Bayrou à 22,4% des voix. Il venait de gagner 8% en trois semaines, entre mi-février et début mars, principalement aux dépens de Nicolas Sarkozy (-5%)[2].

Rien qu'entre le 28 février et le 8 mars, en 8 jours !, le "swing", pour reprendre le terme anglais, était de 5% (+3,5 pour François Bayrou, -1,6 pour Nicolas Sarkozy).

Nicolas Sarkozy sait certainement prolonger une courbe, surtout quand elle est droite : à ce rythme-là, sa position de leader n'en avait que pour 9 jours.

Le 8 mars, en ouverture de "À vous de juger", Arlette Chabot pose à Nicolas Sarkozy la même question qu'à chacun des candidats qu'elle recevait : quelles seront vos toutes premières décisions en cas d'élection ?

Nicolas Sarkozy répond : la création d'un "ministère de l'immigration et de l'identité nationale".

Sa dégringolade dans les sondages a été stoppée net.

Le jour de l'élection, il a même obtenu 3 points de mieux que la moyenne des prévisions, tandis que Jean-Marie Le Pen obtenait 3 points de moins.


J'ai dû revenir cent fois sur ce 8 mars. À force de le revivre, je finis par le reconstituer, sans doute. C'est l'un de mes trois ou quatre gros souvenirs de campagne - le seul chez moi devant ma télé.

J'entends le candidat Sarkozy, c'est le tout début d'émission, je suis froid, et je prends ce direct dans le bide. Je me dis : on ne va pas s'en relever. Je ne crois pas avoir écouté l'émission beaucoup plus longtemps.

Que répondre au coup du Ministère ?

On peut toujours dire que l'identité, ça ne se construit pas dans les couloirs des Ministères ? Mais ça ne répondra pas à ce que les électeurs auront entendu, c'est moi qui suis contre l'immigration, la preuve, tous les bien-pensants vont me hurler dessus. Le seul qui vous défend, c'est moi. Ça ne parlera pas de ce que les électeurs auront vu : sur la brèche de la forteresse France, face aux hordes sauvages, le héros solitaire.

Incarner le héros solitaire sans rien de concret derrière (car l'identité, ça ne se construit pas dans les couloirs des Ministères), c'était le hold-up parfait.

C'est ces jours-là qu'un conseiller servirait à quelque chose. On le paye pour ça, en principe. Pour ces moments-là.

J'imagine le candidat François Bayrou. Les coups de fil qui se succèdent, les voix à la fois perchées et compassées : C'est lamentable ce que Nicolas Sarkozy dit là ! On est de tout coeur avec vous, vous savez ! Tenez bon ! (et sûrement, pas un de ceux-là n'appellera à voter Bayrou. Ils ont un emploi, une famille, une réputation).

J'imagine le candidat François Bayrou qui leur répond vaguement "oui oui, merci, c'est bien", qui répond imprécis parce qu'il a du mal à les entendre, il y a une sirène qui hurle sous son crâne, une sirène d'alarme … p***** qu'est-ce qu'on fait, là ? elle est où, la sortie ? Elles sont où, les munitions ? 'Gimme options!'

J'imagine et je ne fais qu'imaginer, parce que je n'étais pas là, je n'ai rien trouvé, ou rien qui fasse le poids.

Le lendemain matin, François Bayrou était à la radio et répondait : "Enfermer dans la même phrase immigration et identité nationale,… il y a là une frontière franchie". Le soir, il se repliait derrière la frontière : "L'identité nationale, elle a un nom et c'est la République". C'était profondément vrai[3].

Les voix du Centre (on en parle ces temps-ci !), Nicolas Sarkoy a parfaitement su s'en passer hier, il saura aussi demain. Il y aura bien plus de voix à gagner dans la provoc que dans la crédibilité. Il y aura certainement un autre Ministère à créer sur un autre plateau de télé.


En fait, je devais travailler, ce soir. Je devais essayer de gagner quelque sou, je devais me concentrer sur ce qu'il y a à faire, sur là où je peux aider les gens, je devais laisser le passé se régler tout seul, et le chaos élyséen absorber ce qui l'entoure. M'en tenir loin.

"Mais chaque fois que j’ouvre mon journal, je pense à cette traversée
On avait de la flotte jusqu’aux genoux …
Y en avait jusqu’à la ceinture …"

Notes

[1] Je reprends mon récit d'un billet de 2010.

[2] Et pour le reste, aux dépens des autres candidats que les 4 en tête. Les intentions pour Ségolène Royal étaient stables.

[3] Quelque journal sérieux se rendait alors compte de l'existence et des propositions de François Bayrou, mais il était trop tard. Le même journal allait d'ailleurs appeler à voter contre le candidat démocrate, à "éliminer au premier tour", à assurer ainsi l'élection de Nicolas Sarkozy, par impératif démocratique. Comment va-t-il, à propos, M. Colombani, 3 ans après ? Toujours content de lui ?