Une amie de la Marche citoyenne me suggère de raconter comment a été construit le programme de Jean Lassalle.

C'est d'autant plus judicieux que j'en ai déjà raconté des bouts à des journalistes des Inrocks, et à Pierre Carles. Autant compléter.

C'est d'autant plus super-judicieux que l'équipe de Quotidien, après avoir assisté à une passionnante réunion publique / débat marquée par des questions pointues sur les points du programme, et les réponses :-) , a expliqué tranquillou que Jean Lassalle "n'avait pas de programme au sens classique du terme, avec des mesures", suscitant le regret de la journaliste Fabienne Sintès, invitée du jour : elle se reprochait d'avoir été trop cool avec Jean Lassalle quand elle l'avait interviewée :-)

Au fond je suis d'accord depuis le début avec Quotidien : un politique n'est pas un ordinateur. Il ne doit jamais être programmable. Une fois élu, il doit consulter, examiner, négocier… en fonction de la situation du moment, et non pas dérouler l'exécution d'une liste d'instructions qui daterait de plus ou moins longtemps. Surtout, son rôle est d'animer, d'inspirer, de fédérer des hommes et des femmes ; c'est un entraîneur d'équipe, pas un programmateur de robots.

Mais tout de même, on élit une personne pour ce qu'elle fera, donc, on aimerait bien en avoir une idée avant. Donc, témoignage. Personnel.


Jean Lassalle a marché 5000 km et plus à la rencontre des Français en 2013, avant de prolonger par une tournée dans une quinzaine de pays d'Europe. Ces rencontres, et l'absence totale de réactions de la classe politique, l'ont mis en route vers une candidature à la présidentielle.

Il a lancé l'association "La Marche citoyenne" pour prolonger ces rencontres, écouter plus largement encore les Français. En pratique elle a plutôt fonctionné comme think tank avec des commissions thématiques. J'avais envisagé de les rejoindre à l'époque, mais avais renoncé devant l'absence de formulaire de contact en ligne ;-) … J'avais aussi quelque expérience de ce type de commissions thématiques : je ne croyais pas cette méthode capable de produire beaucoup d'idées percutantes. Il est trop facile d'y élucubrer, plus facile encore de se replier dans le wikipedia, dans l'expertise sur l'existant.

J'ai découvert en juillet 2016, à l'occasion de deux réunions de la Marche, la production des commissions, à travers les rapports qu'en faisaient Muriel, Pascal, Cécile, Odile et d'autres (je ne connaissais pas encore les prénoms, et je ne sais plus trop qui était là quand). J'ai été impressionné par une qualité rare : ces rapports montraient à la fois une expertise pointue des sujets, et une immense liberté de pensée sur les décisions à prendre demain. En général, en politique, on a l'un ou l'autre : les experts vous expliquent qu'on ne peut hélas rien changer, c'est trop complexe, et les imaginatifs vous proposent des solutions qui éclateraient à la première seconde.

Ça m'a donné envie de travailler avec eux pour la candidature que Jean Lassalle avait annoncée trois mois avant.

Jean avait déjà enregistré trente heures d'entretiens et fait travailler plusieurs personnes de son équipe sur un livre présentant sa candidature. Quand je l'ai appris, je lui ai proposé de faire relecteur ; en général je relis bien mieux que je n'écris. Vers fin août, j'ai reçu le premier chapitre, fait quelques observations, et reçu tout le texte.

Là j'ai eu un double sentiment. D'un côté c'était magnifique, fort, bien au-delà de la candidature "centriste humaniste sympa" que les médias nationaux les mieux disposés voulaient bien concéder. De l'autre côté, ce n'était pas édité. Je ne voyais pas de progression dans le plan ; le style changeait souvent ; les personnages aussi (je, vous, nous…) changeaient de signification d'un chapitre à l'autre. Pourquoi l'éditeur n'avait-il pas fait ce travail ? Je l'ai appris ensuite : parce que le patron de la maison d'édition était lui-même l'interviewer des entretiens initiaux, et en avait lui-même retranscrit et rédigé une grande partie du texte. (Merci et bravo Claude !). Personne ne peut s'éditer lui-même, que je sache ; sinon Flaubert, mais il est mort. Je me suis donc saisi du texte, ciseaux et colle en main, j'en ai proposé un réagencement. Là où, après reconstruction, il y avait des lacunes, nous avons refait des entretiens ou puisé dans des textes antérieurs de Jean. Quatre autres personnes au moins ont également relu et proposé des corrections.

La relecture et réécriture finale par Jean est l'un des grands moments de ma vie. Une nuit de lecture à voix haute, pendant laquelle Jean a repris chaque épithète, chaque ordre de phrase, chaque virgule, et dans la foulée, rédigé toujours à voix haute la fin, l'envoi. J'ai fini ivre de fatigue.

"Un berger à l'Élysée", sorti fin octobre, s'est assez bien vendu, plus que les livres précédents de Jean et bien plus que la majorité des livres politiques, mais tout de même loin des grands concurrents, et surtout, dans le silence des médias ; à l'exception de la Semaine du pays basque en papier, et de l'édition en ligne de l'Obs.

Je suis retourné à mon travail, qui avait un peu souffert pendant cet effort éditorial. Geoffray Lassalle, dit "Pénélope 1", a rejoint son père à Paris et travaillé, avec des amis, sur le site de campagne, pour lequel j'ai écrit un résumé en dix points du projet du "Berger". C'est le texte que Natacha Polony analyse dans cette vidéo.

Jean avait lancé le 9 octobre, avec des militants de la Marche et d'autres sympathisants, un parti politique : "Résistons !" ; sa création effective, et celle de l'association de financement de la campagne, ont mangé pas mal d'attention. Les militants ont été appelés à se mobiliser sur la recherche de parrainages pour la présidentielle. Certains militants, qui (comme moi) ont moins de talent pour convaincre qui que ce soit de s'engager, que pour parler à un écran d'ordinateur, ont pu se sentir un peu frustrés pendant cette période ; d'autres comme Dalila, Philippe, Muriel,… ,… , ont démontré un abattage et une persévérance magnifiques.

Pendant qu'ils étaient au front, nous avons continué, dans le confort de l'arrière, le travail sur le projet :

  • lecture d'ouvrages, qui arrivaient par tombereaux ; certains très bons comme celui de Roland Castro ;
  • accueil des contributions spontanées de sympathisants ou autres personnes : idées singulières, témoignages d'expérience (les plus utiles en pratique) ou programmes politiques intégraux, certains très riches ;
  • relecture des travaux antérieurs des commissions de la Marche ;
  • contacts avec des experts ;
  • comparaisons entre programmes des concurrents (merci à Marie et Nathalie) ;
  • préparation d'ateliers participatifs avec des militants et sympathisants.

Le "Berger" comprend, sur certains sujets, comme les grandes entreprises, l'éducation et l'apprentissage, le Service National, des orientations très précises. Sur d'autres sujets, Jean donnait la direction du mouvement, mais il restait du travail sur "comment faire" ; par exemple sur la culture, l'agriculture, les institutions républicaines, le terrorisme et la paix.

Nous avons co-animé, Nadia et moi, une série de 6 ateliers créatifs thématiques. Pas assez pour couvrir tous les sujets d'un programme national ; mais assez pour dégager des lignes de force, des leviers, des façons de prendre les problèmes qui permettent, d'un sujet à l'autre, de les résoudre, pour redémarrer notre société. Et assez, aussi, pour apprendre à reconnaître le genre d'idées qui ne marche pas.

L'inscription était libre ; les cadres de Résistons !, Laurence, Wilfried…, ont constitué le noyau dur d'un atelier sur l'autre.

J'ai compilé les propositions qui arrivaient de ces différentes sources dans une simple base de données, de 709 mesures à ce jour, évaluées sur une douzaine de critères : combien ça coûte, est-ce que c'est facile à faire, en combien de temps, et surtout :-) à quoi ça sert, à quel point ça résout les problèmes du pays.

Le 6ème atelier a permis de repasser en revue environ 200 propositions, les mieux notées sur les différents critères. Plusieurs personnes individuellement (Thibault, Hugues, Nadia, Christian…) ont fait le même travail de relecture et débogage.

Vous me demanderez : et Jean dans tout ça ? C'est le projet de qui, au final ?

C'est toute la subtilité de l'exercice : il semble évident que ce doit être un projet participatif, citoyen et expert, etc., et en même temps que ce doit être le projet propre d'un candidat qui le porte et l'assume jusque dans le dernier détail. Paradoxe qui ne gêne personne :-) sauf ceux qui doivent y travailler, et le candidat lui-même !

La chance que nous avions, c'est que les ateliers étant constitués de personnes très diverses et sympathisantes de la démarche de Jean. Si bien que leurs réflexions et leur imagination conservaient le mouvement impulsé par Jean, tout en l'élargissant à d'autres sujets sur lequel Jean avait personnellement moins travaillé. Mais en restant dans la cohérence de sa démarche. C'était exactement ce que nous pouvions en attendre.

J'ai écrit une synthèse de trois pages, qui a été présentée à l'équipe de campagne autour de Jean, renforcée de nouveaux experts trouvés par la directrice de campagne, Céline.

Jean a souhaité publier un deuxième livre, qu'il voulait mobilisateur à la façon de "Indignez-vous !". Il a confié la rédaction initiale à deux personnes de l'équipe ; malheureusement les deux ont rencontré des événements indépendants de leur volonté, qui ont retardé ce travail. Le livre est sorti le 11 avril aux éditions de La Différence sous le titre "Résistons ! Le temps est venu".

Parallèlement, nous devions nous préparer à répondre aux questionnaires des médias, des associations en tout genre, etc.

Pour une campagne avec peu de moyens financiers, le plus simple était de publier en ligne une bonne vieille liste de mesures, suffisamment fournie pour couvrir tous les grands thèmes de la politique nationale. C'est ce que nous avons appelé le "programme" :-)

Je l'ai d'abord rédigé sous forme expliquée : cinq lignes par mesure, une demi-page d'introduction et de conclusion par thème. Au fur et à mesure de la rédaction de ce pensum, je l'envoyais, intégralement ou par morceaux thématiques, à des militants comme à des experts et professionnels extérieurs, qui débuggaient, corrigeaient, parfois complétaient, et je postais les versions successives sur l'espace collaboratif de l'équipe.

Au final, c'est devenu un truc vraiment lourd, 75 pages Word. Au moment même où la campagne des parrainages se concluait, le 18 mars, sur un très brillant succès, mais à l'arraché dans les dernières 48 heures, avec une équipe et un candidat épuisés !

Et aussitôt les médias parisiens arrivaient, contraints et forcés d'ouvrir leur fenêtre à ce candidat qui leur semblait tellement illégitime, et matraquaient le candidat, c'est le jeu, de questions "sur son programme", celui qu'il n'avait plus le temps matériel, comme on dit, d'examiner et de reformuler. Squeeze.

Pire que ça : ça faisait catalogue. Pas forcément énarque, mais limite polytechnicien. Ça n'allait pas.

La méthode de création et de sélection des propositions avait bien fonctionné, au sens où 90%-95% de ce qui figurait dans ces 75 pages, allait convenir au candidat, et constituer les éléments d'un projet politique très solide. Nous donnions peut-être 7 bonnes solutions pour casser la financiarisation, 5 autres pour rendre leur liberté aux territoires, ou 8 pour avoir des entreprises coopératives, où la responsabilité serait partagée…

Mais le mouvement d'ensemble n'y était pas.

Céline a alors organisé une série de réunions autour de Jean, avec de nouveaux partenaires qui venaient de nous rejoindre, dont les frères Taupin. Et à un moment de la discussion, Jean a dit que pour lui, l'essentiel manquait.

L'essentiel, c'est que "je veux reconstruire l'État".

Je l'avais déjà entendu dire ça, mais n'avais jamais trop compris. Vu de l'extérieur, l'État est une construction solide, avec ses millions d'agents, soldats, préfets, enseignants… Que signifie "reconstruire l'État ?"

Jean a complété : "Ce doit être une chaîne agissante, bienveillante, depuis Paris jusqu'au fond des vallées pyrénéennes, jusqu'à Lourdios-Ichère". Et il a décliné en 18 étapes, moyennant quelques redites.

Nous avons repris la liste des propositions, avec le secrétaire général, Philippe Metzger ; nous avons tout repris et reclassé, lui tenant les ciseaux et le scotch, selon ces nouveaux thèmes et ce nouvel enchaînement. Et miracle, ça collait !

Certaines personnes de l'équipe, dont les frères Taupin et, je crois, Jean lui-même, ont estimé que des orientations manquaient encore en matière économique, et spécialement en matière fiscale. Nous avons remis l'ouvrage sur le métier et trouvé les raccords qui manquaient (et dont je suis très content avec le recul :-) ).

Pendant ce temps, depuis la parution de la liste des candidats, de nouvelles propositions ou revendications affluaient : vous devez absolument dire dans votre programme que…. Le livre de Gilles Boyer, Rase campagne, raconte ce flux bienveillant, mieux que je ne saurais le faire.

Restait à relire et valider point par point, avec le candidat, ce qui serait "son programme". Il l'a fait avec la même rigueur que je lui avais vue pour le "Berger". Y compris avec des appels téléphoniques de dernière minute aux personnes qui l'aideraient à trouver des solutions sur les points dont il n'était pas totalement satisfait.

La directrice de campagne et le secrétaire général ont repassé une nuit sur la version finale, publiée le 4 avril à 7 heures du matin, avant le débat des 11 candidats :-)

Pour ce que j'en ai vu et lu, ce programme a été très bien accueilli. À part un ami-Facebook professionnel de la "finance structurée", et deux militants insatisfaits du traitement des questions économiques, je n'ai rien lu de désagréable. Sinon que… le programme n'est pas l'essentiel.

Car à la présidentielle, on élit une personne, pas un programme. Et si notre programme est peut-être le meilleur, notre candidat, lui, est sûrement le meilleur.


Pour finir ce témoignage, spéciale dédicace aux personnes à l'origine de certaines des idées qui figurent dans le programme de Jean Lassalle. Bien sûr, une bonne idée n'appartient à personne… mais tout de même, j'ai gardé trace de la source dans la plupart des cas. Le premier contributeur est, faut-il le dire, Jean.

Plusieurs propositions viennent de "programmes complets" ou quasi-complets, comme ceux de Pascal, Jacques, des frères Taupin, de Roland Castro, et aussi de concurrents comme Jean-Luc Mélenchon et Rama Yade (beaucoup moins Emmanuel Macron, désolé).

Examiner des programmes concurrents a suscité chez Marie et Nathalie plusieurs idées alternatives, qui ont été retenues dans le programme.

Plus de dix propositions sont directement issues de la créativité des ateliers de janvier-février. À peu près autant sont directement reprises des travaux des commissions de la Marche citoyenne.

Plusieurs viennent, thème par thème, de ces contributeurs précieux qui associent une expertise très pointue et une totale indépendance d'esprit : Christian sur l'éducation, Bertrand sur la sécurité, Laurent sur la justice, Pascal sur la finance, et celles et ceux qui doivent garder l'anonymat sur la santé, la défense, etc.

Quelques-unes viennent de militants extérieurs ou ONG qui ont porté leurs propositions et les ont fait adopter par des candidats, comme Philippe Pascot, Parents Professeurs Ensemble, et l'Institut de l'Iconomie (dont je fais partie), pour n'en citer que trois.

Certaines personnes ont apporté quelques propositions, et, plus important encore, ont aidé à trouver la juste tonalité, le niveau de réflexion et de langage, en particulier Anne, Isabelle et Thibault. Et Gérard Manset, qui n'est pas au courant.

L'équipe d'Engagés pour Argenteuil a consacré plusieurs réunions à examiner, retravailler, amender… et est à l'origine d'une demi-douzaine de propositions.

Et pas mal de propositions sont annotées avec des initiales dont j'ai oublié à quoi ou à qui elles correspondent :-( … Mais les bonnes idées n'appartiennent qu'à celles et ceux qui les adoptent, et j'espère que nous serons nombreux à les adopter dimanche !