Le consensus est arrivé, un peu plus tard que je ne m'y attendais : le lieutenant-colonel Zida, le militaire le plus proche de Blaise Compaoré, le n°2 de sa garde (le n°1 s'étant esquivé), devient le chef de l'État pour une durée "à déterminer", proclamé "à l'unanimité"… des chefs d'état-major.
Avant-hier jeudi, le général en retraite Lougué allait chez le Moogho Naaba (l'empereur). Il a dû entendre, de la bouche du porte-parole le Baloum Naaba, ou de celle de Naaba Baongo lui-même, quelque chose comme "La paix, c'est la vie du pays. Les troubles (de 2011) ont fait beaucoup de peine. Quand l'armée est d'accord, quand elle sert tout ensemble le pays, c'est bien." (Là, c'est moi qui brode, et certainement simplifie).
Le général a compris, et deviné qu'il allait devoir jeter l'éponge, comme en témoigne son interview sur La Voix de l'Amérique hier vendredi matin :
"Si on vous le demande, accepteriez-vous de diriger cette transition ? — Kouamé Lougué : (rires) "Si l’état-major me le demande, nous sommes ensemble. Si mes frères d’armes me le demandent et me font confiance, il n’y a pas de raison que je refuse la tâche qu’ils veulent me confier.""
Avant qu'ils ne s'entendent, le président Compaoré a démissionné ; j'imaginais qu'il ne le ferait que face à un consensus sur une alternative à son pouvoir, mais il a eu le sens tactique de jouer le mouvement, l'appel d'air :
J’ai décidé de mettre en œuvre l’article 43 de la Constitution. Je déclare la vacance du pouvoir.
Une démission toute en verbes d'action, et sans le mot démission !
Sur le site officiel de l'aéroport de Ouaga, une sorte de communiqué rassurant destiné aux voyageurs témoignait des sentiments blasés de son auteur, j'imagine un coopérant français de la sécurité[1] :
Des élections auront peut-être lieu dans les mois qui viennent si le pouvoir de "transition" ne goûte pas trop aux joies du pouvoir. A défaut d'élection dudit "transitionnel", le Burkina Faso verra l'élection d'un ancien ministre puisque les partis dits "d'opposition" sont dirigés pour la plupart par d'ex-ministres de Blaise Compaoré qui ont déjà fait leurs preuves dans la prévarication et l'incurie. Voyageurs et investisseurs au départ et à destination de Ouagadougou n'ont donc pas à s'inquiéter d'un quelconque changement puisque ces anciens ministres ayant déclenché et organisant les troubles actuels sont ceux qui sont aujourd'hui à la table dite "des négociations". Les Burkinabè de Ouagadougou semblent d'ailleurs enthousiastes à l'idée de confier le pouvoir aux descendants politiques directs de Blaise Compaoré. Les troubles devraient donc rapidement cesser.
Au même moment, le chef d'état major, le général Traoré, se proclamait chef de l'État, devant caméras mais en petit comité militaire, depuis le camp Guillaume. Une hâte surprenante, un peu en avance sur le rythme.
Le lieutenant-colonel Zida tenait le palais présidentiel et n'avait pas l'intention de le céder. Il a trouvé un accord avec le "Balai citoyen" et d'autres représentants des jeunes manifestants. Il se fait applaudir en annonçant que "la Constitution du 2 juin 1991 est suspendue" ! La mention de la date, 1991, est une allusion au coup d'État de Blaise peu avant ; c'est sans doute elle qui déclenche les applaudissements. Bien joué.
L'armée ne peut tenir contre le peuple uni ; mais quand les forces politiques font des choix différents, se regardent, tergiversent, ce sont les forces armées qui quadrillent le terrain.
L'opposition politique burkinabè ? Symbolisée par la coalition du CFOP, cette dernière s'était fait entendre hier et ce matin. Mais c'est désormais le chaînon manquant. L'impression d'une prise de vitesse de l'opposition par les différents acteurs de l'armée domine. (RFI, 20:45 GMT)
Dans la nuit, dit Jeune Afrique, le LCL Zida a fait pencher les principaux décideurs militaires en sa faveur. Si le track record des relations entre ceux-ci et les milieux d'affaires était conservé quelque part, c'était plus probablement au palais présidentiel qu'au camp Guillaume. Le chef d'état-major ne pouvait proposer que des espoirs flous, car combien de temps un pouvoir militaire peut-il tenir ? Le n°2 de la garde présidentielle pouvait menacer, et à court terme.
À 2 heures du matin, il se sentait assez fort pour s'auto-proclamer à son tour chef de l'État.
Ça n'avait pas l'air de faire de la peine à Mme Compaoré, l'ex-Première Dame, dont les affaires avaient plus de chances d'être bien gardées :
« Je suis moi-même une femme de militaire, répond avec une voix presque enjouée Mme Compaoré. Je n'ai pas à m'exprimer là-dessus. »
Ce samedi matin de 10 à 12, c'était réunion générale des chefs d'état-major, au camp Guillaume et non à la Présidence. En s'y rendant, le LCL Zida respectait la hiérarchie. Il n'aurait pas pris le risque d'aller chez son rival — j'imagine — sans savoir qu'il avait déjà gagné.
Pendant ce temps, l'opposition politique n'arrivait pas à s'entendre pour ou contre un pouvoir militaire — elle concluait simplement qu'elle souhaitait le consensus.
Le communiqué final de l'état-major, signé du général Traoré, investit comme chef d'État pour une durée "à déterminer ultérieurement", le LCL Zida. "À l'unanimité"… des chefs militaires.
Maintenant, le Front de la Résistance Citoyenne dément toute entente avec le LCL Zida, contrairement à ce qui était annoncé hier. Le FRC demande la restauration de la Constitution et "une transition démocratique et civile", basée sur "une Charte de la transition" précisant "la durée de la transition". Ce qui est contradictoire, la Constitution fixant un délai (3 mois)… Les partis politiques me semblent avoir réussi une belle démonstration d'impuissance.
D'un point de vue républicain français, les partis politiques n'ont pas su s'appuyer sur cette même Constitution qu'au fond, les manifestants avaient défendu en refusant que Blaise Compaoré en modifie l'article 37.
Mais sans doute partagent-ils la conviction exprimée il y a quelques temps par le même Blaise Compaoré (réentendue hier dans une rétrospective de RFI) : "Il n'y a pas d'institutions fortes sans homme fort".
L'homme fort, celui qui ne démissionnait pas mais "mettait en oeuvre l'article 43" et "déclarait la vacance du pouvoir", l'ex-président Compaoré, publie maintenant sur son compte Twitter, et depuis une résidence de luxe de Yamoussoukro (Côte d'Ivoire), une déclaration un peu surréaliste où il se propose en
agneau du sacrifice de l'union nationale. Sauvez le pays, préservez le. Je vous le demande de toutes mes forces. (…) je pardonne sincèrement à tous et même à ceux là qui ont failli et m'ont trahi. (…) J'accepte d'avance toutes les vexations qui vous paraîtront nécessaires. Mais de grâce restez unis.
Comme le lui rappelle un autre twittos, @jdmartial,
le seule qui s'est sacrifie pour le Faso est #Sankara pas toi
Lucien Bembamba, ministre des Finances sortant, et Mme François Compaoré, belle-soeur de l'ex-président, auraient passé la frontière béninoise. J'avais rencontré M. Bembamba dans des fonctions antérieures de Directeur du Trésor ; j'étais évaluateur à l'époque ; parmi les personnalités que j'aie rencontrées à ce titre, c'est l'une de celles qui m'avaient le plus impressionné.
Tout le monde semble d'accord pour que les affaires continuent. Il faut cela aussi. D'où Thomas Sankara a été envoyé, seul son souvenir reviendra.
Notes
[1] Précision importante ! 2 nov. 2014. J'apprends par des tweets que ce site est un fake, rédigé par un "Nicolas Desardennes" qui a également sévi sur d'autres aéroports et sites exotiques. Une imitation très réussie et très bien référencée par Google !
Merci Frédéric pour ce suivi du Burkina-Faso,
On voit bien la lutte pour le pouvoir, le respect de certaines traditions et le poids de l'armée.
On voit moins s'il y a des motivations plus "politiques" derrière. Notamment la notion de parti de droite, de gauche ou du centre aurait-il un sens au Burkina-Faso?
J'ai souvent l'image du Burkina-Faso comme d'un pays possédant désormais une élite cultivée, qui se connecte au reste du Monde par Internet, mais dont le niveau de vie moyen reste très faible.
Les candidats au pouvoir ont-il des plans pour générer de la croissance et des emplois ? Et ces solutions tiennent-elles de la libre entreprise ou du dirigisme? Ou un mix social-démocrate des deux? (ou en est-on encore au: On favorise les copains et les cousins, et on tient le plus longtemps ?)
Egalement, comment le Burkina-Faso fait-il face au double défi de la croissance démographique et du réchauffement climatique?
Nous Européens, pouvons-nous faire quelque chose?
Merci à vous. Il y a bien des traditions de droite, gauche et centre, surtout par associations historiques avec des partis européens de ces familles. Cela ne correspond pas aux clivages du débat politique burkinabé ; sinon pour l'opposition sankariste (+-5% de l'électorat) qui relève de la gauche démocratique post-communiste.
Vu de France, pour faire vite, on peut imaginer le Burkina comme une Auvergne : un pays rude, sérieux, enraciné, sans grandes ressources propres dans l'économie mondiale (sinon sa culture), donc un pays d'émigration, mais une émigration de proximité, façon bougnats. La réussite pour un pouvoir politique dépend donc de deux facteurs : 1) gagner la bienveillance des pays côtiers (pays d'émigration des personnes, et pays d'entrée, donc de taxation, des biens importés), donc les bonnes grâces de leurs pouvoirs actuels comme potentiels ; 2) maintenir la paix civile, cultiver une image de "gentils" à l'échelle régionale voire mondiale. Le tout avec peu de droit à l'échec : le pays a peu de réserves, peu d'alternatives, peu d'émigrés au loin pour le soutenir en cas de coup dur. Cela demande une très grande capacité d'encaisse, de "profil bas", et de penser de nombreux coups à l'avance, face à des partenaires qui peuvent se permettre de fonctionner par "coups" ou "razzias" successives.
Il s'agit donc, oui, d'un mix de libre-entreprise et de dirigisme. Qui recoupe une alliance ou un partage des ressources entre une bourgeoisie marchande essentiellement musulmane (l'islam est par ailleurs majoritaire au Burkina) et une classe administrative et politique essentiellement catholique.
Le réchauffement climatique et la croissance démographique sont de lourdes difficultés pour le Burkina. Mais le pays a déjà subi les effets du réchauffement, et du manque de ressources alimentaires au regard de la population, lors des deux terribles sécheresses du Sahel, au début et à la fin des années 70. En ce sens, l'époque actuelle peut apparaître plus douce.
Et que pouvons-nous faire, Européens ? Prendre des leçons, sans doute. Le sens du naam au Burkina (le pouvoir, qu'on peut mal conquérir, mal utiliser, mais qu'on ne doit pas pervertir), nous est-il si étranger ? L'obsession burkinabé du consensus, parfois paralysante, serait bien instructive dans notre pays où les politiques s'amusent à monter en pression pour des riens, histoire de se montrer combatifs… et rarement constructifs.
Et puis, en regardant les exploits du Burkina à la CAN comme le courage des manifestants de ces derniers jours, peut-être les opinions politiques occidentales se mettraient-elles à considérer autrement les questions d'immigration, d'islam, de mondialisation ?
Si je me souviens bien Fred, vous me reprochiez d'avoir une vision élargie de certaines problématiques en me disant: "du domaine du national ou international" quand vous vouliez vous cantonner au terrain...Sissi je me souviens bien, très bien^^^Alors z'avez changé d'avis? Et pour quel motif? Hum? Serai curieuse de savoir ce qui a provoqué ce revirement.
Bonsoir Martine, vous aurez certainement trouvé, à la lecture de ces billets, la réponse à votre question.