Une discussion chahutée avec Fabrice Epelboin ici et là me donne l'occasion de découvrir ACTA, le projet d'Accord Commercial Anti-Contrefaçon, que le même Fabrice Epelboin dénonce sur readwriteweb.
En résumé violent, et selon wikipedia en français à ce jour, ACTA, pour protéger la propriété intellectuelle, "permettrait aux douaniers de fouiller des portables, des lecteurs MP3 et des téléphones cellulaires à la recherche de produits qui violent le droit d'auteur. Il imposerait aussi de nouvelles obligations de coopérer chez les fournisseurs d'accès à Internet (FAI), incluant la divulgation d'informations touchant leurs clients tout en restreignant l'usage d'outils informatiques protégeant leur vie privée"
C'est un résumé violent : la version anglaise de wikipedia (deux pages de lecture en anglais facile !) est nettement plus précise et nuancée. Elle rappelle en particulier que les parties en négociation sont loin d'un accord sur ces sujets.
À la serpe, mon point de vue sur ces sujets :
- C'est très bien que les Etats cherchent à s'entendre sur les normes mondiales de protection de la propriété intellectuelle. Alors que des contenus immatériels peuvent être localisés partout sur la planète et accessibles de partout, une démocratie ne peut pas prétendre que seuls l'intéressent les contenus produits et consultés sur son territoire géographique.
- Si on est si loin d'un accord, c'est parce que i) les intérêts en présence sont très divers. Mieux vaudraient des forums publics sur le sujet, plutôt que de négocier en chambre entre diplomates (pas toujours les plus branchés mp3) sous la pression des lobbyistes de grands groupes.
- Si on est si loin d'un accord, c'est parce que ii) les réalités techniques sur lesquels pèserait une réglementation (protocoles internet, téléphones portables...) évoluent à grande vitesse. Il faut donc, soit renoncer à réglementer, soit (mieux) faire un peu de prospective et regarder à moyen ou long terme.
- La croissance des débits de communication (bande passante) est si rapide qu'on peut raisonnablement se placer dans un monde où tout contenu placé sur un support numérique peut être transmis partout dans le monde à un coût nul et dans un temps nul (par satellite par exemple). Vouloir réglementer, filtrer, limiter le contenu de ces canaux de communication serait donc absurde : il en repousserait aussi vite d'autres ailleurs,... et de plus en plus vite année après année.
- La croissance des supports de stockage (mémoires de baladeurs…) est elle aussi très rapide : très vite, et dès aujourd'hui, le détenteur du support ignore une grande partie de ce qui s'y trouve (n'a pas écouté le dixième des chansons stockées, surtout s'il y en a beaucoup) et serait bien incapable d'en tracer l'origine. On peut imaginer qu'une grande partie de ce contenu aura été placé par des automates ou des procédures sur lesquelles le détenteur a peu de visibilité - par exemple, on enregistre la pièce jointe d'un mail sans en connaître le contenu ni l'auteur.
- Ainsi, des dispositions comme celles imaginées au début de ce billet menaceraient en pratique le droit d'accès à internet, la liberté de mouvement et la liberté de création.
- Par conséquent, les efforts de régulation devraient porter sur les deux bouts de la chaîne - la publication d'une part, la consommation ou diffusion publique ou commerciale, d'autre part. Et renoncer une bonne fois à couper les canaux de communication ou confisquer les supports de stockage. Donc reconnaître la neutralité des réseaux ouverts au public[1].
- Dans ces canaux de communication, une enquête policière menée sur ordre de l'autorité judiciaire, sur des personnes précises et un délit précis, doit rester possible comme dans tout autre espace de communication (écoutes téléphoniques par exemple).
- Une réflexion mondiale sur la nature de la propriété intellectuelle ou du droit d'auteur, devrait faire évoluer la conception française ou la conception américaine actuelles. Là où nous nous scandalisions du plagiat, nous devrions apprendre à reconnaître la valeur de l'imitation ; là où nous méprisions les collages, nous devrions faire place au mashup dans notre droit.
PS - Lien vers le dossier de La Quadrature du net sur ACTA - je n'ai pas encore eu le temps de le lire mais ça a l'air très sérieux !
Notes
[1] Comme internet, et plus largement à mon avis, ceux utilisables pour du pair-à-pair, par contraste avec les canaux de diffusion pure comme les fréquences hertziennes de télévision.
Le point 7 est prévu par ACTA, en donnant une pleine responsabilité au fournisseurs de services 'web 2.0' sur les contenus qu'ils hébergent, les obligeant de facto à faire la police chez eux, et rendant par la même la fourniture de leur service pour un prix modique voir gratuits car rentabilisé par la pub impossible. Publier serait réservés à ceux qui peuvent payer... (cf mon dernier billet sur ACTA).
Ravi que cette prise de bec ai pu attirer ton attention sur la 'big picture' qu'est ACTA par rapport à Hadopi et Loppsi qui ne sont que des mises en bouche, espérons que cela te permettent de reconsidérer ton avis sur toute forme de filtrage.
Merci Frédéric de te pencher sur le sujet. J'ai lu l'article sur Read Write Web, et je le trouve vraiment dur avec le Modem. Pourtant certains au Modem n'ont pas du tout apprécié cette prise de position sur la "neutralité du net", pour des raisons économiques.
Les "écoutes téléphoniques" existent et sont contrôlées par une procédure faisant appel à un juge. Leur transposition à internet reste dans la logique, à condition qu'elle soient sous contrôle juridique. L'indépendance de la justice devrait être une garantie contre des abus de pouvoir, économique ou politique.
La neutralité du Net a été défendue par Marielle de Sarnez au Parlement Européen. Nous devons rester vigilants sur les menaces qui pèsent aujourd'hui sur le Net et également sur les fichiers numérisés.
Cette vigilance nécessite beaucoup d'efforts de suivi et de compréhension sur les aspects technologiques. Mais la "bataille Hadopi" se poursuit sur d'autres sujets. Les récents différents entre Google et le monde du libre n'en sont qu'une autre facette, qui reflète les enjeux.
Il y a des pressions sur les FAI: http://sfadj.com/comment-on-pousse-...
ACTA semble vraiment dangereux.
Effectivement la nouvelle qui fait l'objet du billet par Rubin Sfadj est très étrange et préoccupante :
"l'arrêt … rendu par la première chambre civile de la cour de cassation où officie Marie-Françoise Marais (présidente de la HADOPI) en qualité de conseiller en charge des questions de propriété intellectuelle … (estime) que le simple placement de publicités (que j'imagine affichées automatiquement par une régie) sur ou autour des pages hébergées suffit à transformer un hébergeur en éditeur" : "c'est réécrire à la fois la loi et la directive qu'elle est censée transposer."
Je ne suis pas certain que l'arrêt http://tinyurl.com/yclqr2o qualifie effectivement le site d'éditeur ; ce qu'il dit explicitement, c'est que sa fonction a dépassé le simple stockage. Après, il faut appeler les juristes au secours !