(Je republie ici ce billet dont archive.org a heureusement gardé la mémoire. J’avais eu l’honneur d’une prise de contact par la famille d’Amin Wardak suite à ce billet, et alors qu’il souhaitait rédiger ses Mémoires de Guerre. J’en reste touché.)

J’ai commencé à suivre l’information de près fin 77 : l’eurocommunisme vivait encore (du moins, je lui accordais naïvement quelque crédit), l’intelligentsia était encore blocalement de gauche malgré Soljénytsine, Leonide Brejnev imperavit et ça ne me rassurait pas. Raymond Barre bloquait le prix du croissant et s’attirait cette affiche en vitrine des boulangeries (de mémoire) : “MERCI MONSIEUR BARRE ! avec le croissant à 1 F et le le croissant beurre à 1,20 F, vous avez définitivement tiré le pays DE LA CRISE”. Car c’était la crise.

Et puis, il y a eu l’invasion soviétique de l’Afghanistan, “à la demande du gouvernement” putschiste de Taraki, dans le cadre des luttes internes entre les deux fractions principales du PC afghan (!), de mémoire le Khalk majoritaire et le Parcham de Taraki. Les médias français que je lisais, comme “Le Pèlerin”, donnaient quelque écho à la lutte des “résistants”, on ne connaissait pas encore le mot “moudjaheddine”.

Et la résistance avait un visage, celui d’Amin Wardak. L’Armée Rouge envahissait sa vallée du Wardak, à trois pas de Kaboul, alors il reculait en tirant, elle repartait, il revenait.

Je me suis longtemps demandé quand, comment, pourquoi il avait disparu de la scène au profit d’un autre visage, d’un autre résistant, le commandant Massoud. Il y a quelques jours, j’ai pris mon googl* et mon clavier.

L’internet de juillet 2007 connaît trois Amin Wardak.

L’un est un antiquaire parisien, qui voyage à travers l’Asie, Afghanistan inclus, pour dénicher les chefs d’oeuvre de l’artisanat d’art. Il y a des photos de ces pièces ici, sur le site de son magasin “Khaybar Pass”. (NB : fermé aujourd’hui).

L’autre est majoritaire sur les réponses du moteur de recherche. C’est un ancien moudjaheddin, qui serait devenu sympathisant voire propagandiste des talibans en France, selon certains forums et sites de discussion à la gloire du commandant Massoud. En y regardant de plus près, ils ne citent aucun propos ou acte qui ferait d’Amin Wardak un complice du terrorisme. Mais aussi légitime que soit la querelle, je n’y connais goutte et n’en parlerai pas.

Le troisième Amin Wardak a 29 ans. Il s’exprime avec un calme olympien, un turban superbe, en français. C’est sur le site de l’INA[1], les vidéos des anciens JT, fin 80-début 81. Guide au Ministère du Tourisme, quand Taraki est arrivé, il a regagné le Wardak et pris la tête de la résistance de sa vallée.

En mémoire des reportages du Pèlerin dans la neige du Wardak, en mémoire de l’envie que j’avais de prendre le fusil que je n’avais pas et que je n’aurais pas su manier, pour aller là-bas défendre la liberté contre les chars, voici quelques mots, ceux d’Amin Wardak devant Patrick Poivre d’Arvor le 18 février 1981.


PPDA : (…) un pays dont on ne parle plus que très rarement (…), et pourtant ce pays se bat toujours, très nombreux sont en effet les résistants à combattre l’occupation soviétique, et c’est l’un d’entre eux que, pour la première fois à la télévision, nous avons invité ce soir (…), un homme qui vient de passer 15 mois à se battre. En fait cet homme, vous le connaissez déjà un peu par le reportage de Philippe Rochot et de Jacques Douai (orth. ?) lors du reportage clandestin qu’ils nous avaient présenté en août dernier (…)

(Lancement d’un extrait du reportage, avec une voix off qui n’est pas au départ celle du reportage : “(…) il dirige un groupe de moudjaheddine, de combattants de la liberté (…). Lorsque Philippe Rochot et Jacques Douai ont filmé ces images, Amin a retrouvé sa famille sur le chemin de l’exil. (…)”)

PPDA : Amin Wardak, vous nous avez donné tout à l’heure à midi un chiffre terrible : 500 000 victimes, dites-vous, depuis le début de la résistance contre l’occupation soviétique. Ce ne sont pas des chiffres amplifiés, comme on le fait beaucoup en Afghanistan ?

Amin Wardak : non, ce n’est pas “beaucoup”, parce que les chiffres que j’ai demandés, j’ai les rapports de toutes les provinces, et normalement chaque fois qu’il se passe une guerre dans chaque district ou province, ils donnent le rapport pour Peshawar, et j’ai pris ce chiffre dans les journaux de différents partis, et c’est juste.

PPDA : dont, vous dites que depuis le 28 décembre 1979, depuis l’arrivée des Soviétiques en Afghanistan, il y a eu 500 000 morts parmi la résistance ?

AW : Voilà, mais il y a 400 000 morts dans les moudjaheddine, et 100 000 morts c’est dans les prisons, où il y a des jeunes des familles qui étaient dans le service militaire, qui ne sont pas retournés à sa famille, ça veut dire il était donc il était aux côtés des … communistes, mais ils ont combattu contre les musulmans parce qu’ils étaient dans le service militaire.

PPDA : mais ça veut dire que la résistance est complètement décimée dans ces conditions, si vous avez perdu un demi-million de morts, la résistance doit être en train de s’étioler en ce moment ?

AW : Mais (balancement de tête) tous les Afghans ils ont cette idée que ils battent tant que ils n’en a pas pris son liberté. Même le reste, les autres moudjaheddine qui sont maintenant, ils veulent continuer jusqu’à la fin : ou bien ils prend son liberté, ils gagnent, ou bien ils seront morts.

(demi-sourire)

PPDA : Et vous croyez que le mouvement de résistance va continuer longtemps comme ça, contre une occupation qui est quand même impressionnante, on va le voir sur les images que vous nous avez ramenées, et tournées en super 8, avec les caméras que vous avait prêtées Jérôme Bony ? …

(les images se déclenchent)

AW : hmm.

PPDA : … donc cette armée soviétique, elle existe toujours sur le terrain, elle est aussi importante qu’auparavant ?

AW : oui, oui, encore plus forte, c’est-à-dire que ils ont changé plusieurs fois le système de guerre, ils ont amené d’abord les armements très lourds, les chars très lourds, et maintenant ils ont changé, ils ont ramené des petits chars qui marchent très vite et sont capables de monter même dans les montagnes.

PPDA : Et combien d’hommes chez les Soviétiques, vous savez à peu près, vous avez une idée ?

AW : Ils ont annoncé 100 000 personnes, mais …

PPDA : toujours 100 000.

AW : … mais je crois que c’est plus, on ne sait pas, nous.

PPDA : Sur ces images que nous voyons défiler en ce moment, que vous avez tournées vous-même, qu’est-ce que l’on voit ?

AW : Ici on voit le centre moudjaheddine, les moudjaheddine ils sont …

PPDA : C’est à dire les résistants.

AW : et ça c’est, c’était notre château, qui est bombardé, mais malheureusement il a eu encore trois bombardements après ce bombardement-là.

PPDA : Mais vous êtes encore dans ce château ?

AW : Normalement, notre centre il est toujours dans le, on ne veut pas sortir de notre château même s’il est détruit, mais on habite dans les tentes, on a créé des grottes.

PPDA : Et les Soviétiques n’ont pas réussi à vous expulser définitivement ?

AW : Euh, ils vient, par exemple chaque quatre mois, chaque trois mois, ils ont une grande attaque, ils restent cinq jours, jusqu’à quinze jours, et puis après ils retournent chez …

PPDA : Très franchement, quel soutien vous avez encore dans la population ? Est-ce qu’il n’y a pas une partie de la population qui collabore définitivement avec les Soviétiques ?

AW : Euh, non. Même les Khalqis et Parchamis, ça veut dire les communistes afghans qui sont avec eux, maintenant ils ont compris que, qu’est-ce qu’ils veulent les Soviétiques, et même nous on a (écrit) plusieurs fois des lettres pour eux, pour qu’ils vient, ils sont nos frères, mais eux ils ont eu peur parce qu’ils ont tué beaucoup d’Afghans, et ils ne peuvent pas faire confiance sur nous.

PPDA : Dernière question rapide, Monsieur Wardak, si vous êtes aujourd’hui à Paris et demain à Washington, c’est pour appeler à l’aide, pour demander à l’Occident de se … (inaudible)

AW : Oui parce que nous on a pas … on a beaucoup de problèmes avec (la) nourriture, avec le médicament et (les) armes. Et je suis venu pour que je demande pour (tous) les peuples du monde pour qu’ils aident avec le peuple afghan.

PPDA : Je vous remercie de votre témoignage, je crois que …

AW : Je vous en prie.

PPDA : … c’est effectivement … impressionnant.

Note

[1] Lien mis à jour