On dit que la Révolution a supprimé la noblesse ; mais c’est tout le contraire, elle a fait trente-quatre millions de nobles.

(Michelet, "Le Peuple", 1846, cité et re-cité par Jean-Marie Domenach)

Philippe d’Iribarne (“La logique de l’honneur” etc.) a montré que la hiérarchie des trois ordres — noblesse, clergé, tiers-état (travailleurs) — structurait toujours la société française.

Mais que chaque OS partage la logique de l’honneur (noblesse), se sent responsable du collectif[1].

Domenach insistait sur la terre, regardée comme “champ des morts” (surtout après 1918) : chaque propriétaire d’un bout de terre s’en trouve seigneur, responsable, et en conflit de frontières avec ses voisins (exceptons quelques provinces plus coopératives !).

Ce que je comprends de Perec (“Les Choses”), de Marcuse (“L’homme unidimensionnel”), de Harris/de Sédouy, c’est que la révolution industrielle, en se déployant dans tout le pays dans les années 1946-1973, a fait 54 millions de bourgeois.

Peut-être le mot jeté en pâture ces temps-ci, “ensauvagement”, signifie-t-il cela : le “jouissons sans entraves”, le “il faut profiter”, le “je gère”, saperaient les valeurs de responsabilité (noblesse) et de compréhension (clergé) qui équilibraient (?) la société française.

La nouvelle révolution commencée en 1974 semble encore double, avec l’arrivée simultanée de la “société de l’information” (numérique, iconomie) et de la crise écologique (surprélèvement des ressources fossiles). 2 choses simultanées, ou une seule au fond ? Je l’ignore.

Ce qui me frappe en ce moment, c’est un boom, dans ces deux branches de la révolution actuelle, du discours religieux.

Côté numérique (et IA, et écrans, et manipulations génétiques, etc.), un débat essentiellement “pour ou contre”, “bon ou mauvais”, “nécessaire ou dangereux”.

Un débat “moral” sur le numérique, mais qui embraye peu sur une “morale” personnelle ou quotidienne, qui guiderait l’action (on peut être “contre” l’IA et s’émerveiller qu’elle vous retrouve une vieille photo oubliée de quelqu’un que vous aimez).

Côté écologique, une alliance de moraline (sur la “transition indispensable” et les “changements de comportement nécessaires”), de pratique humble (compost et vélo suant), de culte de Gaïa (“nique ta mère pas la terre”), qui n’exige au fond qu’une verte prosternation.

Ni prouesse qui anoblit, ni gestion rationnelle : dans l’appropriation sociale du numérique comme dans celle de l’environnement, le plus solide, vibrant, critique, c’est le discours lui-même : les faits, les chiffres, le dogme. Par exemple, les débats me semblent de plus en plus frontaux entre pro- et anti-nucléaires, alors que l’enjeu décisionnel est quasi-nul[2].

Donc, hypothèse de travail jetée à la volée ici : la/les révolution·s numérique et écologique feraient 67 millions de religieux. Les valeurs qui étaient, dans l’Ancien Régime, portées par le clergé, seraient très demandées — notamment, demandées à l’État.

Celui-ci ne serait plus tant chargé de gérer (l’administration se gère très bien — bien ou mal — elle-même), plus tant chargé de prendre les décisions cruciales, de sauver le pays des menaces extérieures (plus grand monde ne l’en croit capable), que chargé d’affirmer la religion commune, les mots magiques du bien et du mal.

Bon, tout ça doit être très banal, mais l’avoir écrit permet de passer à autre chose ;-)

Notes

[1] Par opposition, dans ce livre, à l’usine américaine, où l’ouvrier ne se considère responsable que de faire ce qui est écrit sur son contrat, sa fiche de poste (mais se considère lié par elle) ; et à l’usine néerlandaise, où la décision et la responsabilité sont collectives : se mettre en avant, même pour prendre une bonne décision, serait une atteinte au corps social.

[2] Sur la planète, dans la situation actuelle de l’énergie comme dans la prospective à quelques années ou décennies, la place du nucléaire est proche de 0 ; on construit peu de centrales, et on ne sait pas démolir celles qui existent. Il y a devant nous des bifurcations à beaucoup plus de centaines de milliards, ou de téra-watt-heures, sur d’autres technologies et énergies.