Et pas moi, et pas moi, et pas moi, qui étais à Douala, mais qui quoi qu'il en soit, n'aurais pas fait un pas dans les rues de Paris, ni ce dimanche ni ce samedi. Comme quoi on peut être au Centre et faire le même choix, parfois, que 99,5% des Français.

Je continue à m'étonner de l'ampleur de ce mouvement, alors qu'effectivement, la loi Taubira ne propose (évidemment) pas de nouvelle "norme" de la famille, que "la théorie du genre" est une invention de ses opposants, et que la "familiphobie" du gouvernement reste, pour le moins, à démontrer.

Mais cela fait partie de la réalité sociale : des gens peuvent se réunir et se mobiliser sur des mots, des concepts, des nouvelles bien éloignées de la vie réelle.

Après tout, des centaines de milliers de gens peuvent sortir dans les rues pour célébrer une victoire sportive… qui ne crée pas de norme, ne change rien dans leur famille, et ne déçoit que les partisans de l'équipe adverse.

J'essaye donc d'interpréter ces manifestations comme ça : comme la mobilisation des partisans d'une équipe (la "famille traditionnelle") qui auraient l'impression d'avoir perdu un match ("le gouvernement ne nous compte pas") et qui, aussi symbolique ou imaginaire que soit le championnat, trouvent important de s'investir sur la saison suivante.

Et, puisque la "famille traditionnelle" est une excellente chose (les partisans du "mariage pour tous" ne me démentiront pas, j'imagine, partisans qu'ils sont de l'égalité), j'ose espérer qu'il sortira de tout cela quelque chose de bon pour la société française !


Ce qui fait une différence avec la mobilisation pro-Dieudonné : peut-être jouait-elle sur les mêmes ressorts, purement imaginaires, "de supporters déçus mais revanchards", mais je n'arrive pas à trouver en moi la moindre empathie pour l'équipe antisémite. Ce serait trop me demander.

Petit souvenir de lycée, voici trente ans… Un de mes camarades faisait rire son auditoire avec une "blague juive" — non, pas de l'humour juif, plutôt un de ces jeux de mots sur l'extermination nazie. Une autre de mes camarades :
Excusez-moi si ça ne me fait pas rire, mais je suis juive.
Gêne.
Euh… c'est vrai, tu es juive ?
Silence.
Non, mais ça aurait pu[1].


Et j'ai une inquiétude aussi pour cette Manif "pour tous".

Hier soir sur France Info, interview de Daniel Pennac : le journaliste lui demande son sentiment sur la prétendue "théorie du genre" et la mobilisation contre elle. Lui aussi hésite un instant, puis répond en une phrase. Quelque chose comme :
Je suis très préoccupé par la circulation croissante, depuis un an ou deux, d'idées homophobes.

Et j'ai cette inquiétude : que Daniel Pennac ait bien vu le nez au milieu du visage rose et bleu de la "manif pour tous". Que tous ces discours tortueux sur une théorie imaginaire, sur une famille supposément menacée, sur ce que devrait être l'éducation des enfants, ne soient que la traduction en politiquement correct d'une forme d'homophobie : rejet viscéral de l'homosexualité (et pas seulement pour soi !), volonté de restreindre la place des homosexuels dans l'espace public, combat pour leur reprendre une influence présumée sur les décisions politiques, espoir de cacher aux enfants l'existence, la légitimité sociale ou le caractère naturel de l'homosexualité… toutes sortes de ressorts similaires, je le crains, à ceux de l'apartheid ou de l'antisémitisme.

Si parmi ces manifestants, l'un lance une "blague de pédés", y en aura-t-il un autre pour lui répondre : — Excusez-moi si ça ne me fait pas rire, mais je suis homosexuel.
…?

Ce n'est qu'une crainte. Je n'étais pas à la manif, et n'y ai donc entendu aucune des "blagues de pédés" qui, d'ailleurs, n'y ont peut-être jamais été prononcées. Mais à force, manif après manif et langue de bois après langue de bois, je m'inquiète.


Voilà.

D'un côté la crainte que, derrière le discours fumeux, se trame une infecte logique d'exclusion. De l'autre, l'espoir que les valeurs affichées renforcent notre société, lui redonnent courage et confiance en l'avenir.

Au gouvernement, aux mouvements politiques (nationaux comme locaux :-) ), à chaque citoyen, d'essayer de faire pencher la balance du bon côté.

Le pouvoir a raté l'an dernier une occasion de le faire : quand une pétition citoyenne a demandé, de façon très judicieuse et conforme à la Constitution, un avis du CÉSE — instance qui réunit toutes sortes de forces sociales de traditions diverses, et qui aurait pu forger un consensus — le bureau du CÉSE l'a rejetée.

Au pouvoir de trouver comment renouer le fil qu'il a cassé. À lui d'entreprendre une démarche inclusive[2] pour permettre aux différentes familles de familles, hétéros — même homophobes s'il y en a — et homos, athées — même cathophobes s'il y en a — et cathos, pro-vie et pro-choix, d'imaginer ensemble la société française de demain.

Notes

[1] Je radote : j'ai raconté l'histoire sur mon site perso il y a dix ans. Avec dix ans de plus, ma mémoire devient encore plus approximative. Mais je n'ai pas entendu mieux depuis.

[2] Eurojargon ! mais qui me semble pertinent pour une fois.