Dans l'agglomération de Chicago - 9 millions d'habitants - le Chicago Tribune est un journal historique, ancré dans le Loop - le quartier des affaires - et la business community. Le groupe Tribune Co. fait 8 milliards de chiffre d'affaires et compte 16000 salariés.

Avec l'IHEE, nous leur rendions visite ce matin. Arrivés en avance - une demi-heure prévue pour faire cinq cent mètres, c'était compter large - nous avons patienté dans le hall monumental. Hall gravé de diverses citations sur le pouvoir de la presse : sans elle, corruption au Parlement et mauvais gouvernement ; mais elle, elle met les malfrats hors d'état de nuire.

Nous avons été très aimablement reçus par six responsables du journal. Il en était prévu sept ou huit - mais l'actualité était chargée, jugez-en : Tribune Co. venait de se déclarer en faillite. C'était le second titre de l'édition du matin : "Tribune Co. files for Chapter 11".

C'est en américain que nos interlocuteurs nous ont présenté "this unusual situation in the media business", "an opportunity to change the model." Il y a eu environ 3000 licenciements dans le groupe depuis un an ? "C'est aussi une décision pour changer le profil de compétences".

La cause directe de la faillite : la chute du marché publicitaire, -19% en un an, après une chute équivalente en 2007. Les groupes de médias étaient habitués à des bénéfices annuels de l'ordre de 20% du chiffre d'affaires - les voilà devant une "unusual situation", en effet.

Le groupe a répondu de différentes façons depuis un an. Il a développé une activité online - sur les réseaux sociaux, digg, avec un blog de "breaking news" locales. Mais côté revenus, ça ne vient pas : pour rapporter autant qu'une pleine page de pub dans le journal papier, il faut environ deux millions de pages vues.

On a surtout parlé d'autre chose, comme c'était prévu au programme. On a échangé sur l'accession à la Présidence des Etats-Unis "d'un type d'ici", Barack Obama. Le Chicago Tribune a été, pour une fois, un quotidien de référence à l'échelle de la Nation. L'éditorialiste qui s'était fixé la règle de ne jamais aborder la question raciale, a abordé dans ses éditoriaux la question raciale. Le journal, qui n'avait jamais de son histoire soutenu un candidat démocrate à la Présidence, a "endorsed" Barack Obama, à la primaire démocrate comme à l'élection générale. En fait, il y avait chez ces journalistes exactement le même enthousiasme vibrant que la veille, chez des animateurs d'ONG. En fait, l'Amérique me semble découvrir qu'elle peut se passer des béquilles du politiquement correct, qu'elle peut marcher sans réveiller à chaque instant sa fracture.

J'en retrouve l'écho dans ces lignes de Time (album commémoratif "President Obama" ; ma traduction approximative) :

"Souvent, ce sont ceux qui ont la vision la plus claire, qui ont le plus de mal à faire partager la façon dont ils voient les choses. Obama appartenait à un parti qui parlait redistribution ; lui, il prêchait la réconciliation".

Ces journalistes, vibrants d'espoir et de confiance, ont pourtant de quoi être blasés, en matière de politicians. La Tribune menait la bataille depuis des semaines contre le gouverneur de l'État, Rod Blagojevich. Il s'était fait élire il y a 6 ans - stratège : David Axelrod (edit : non, Axelrod n'était pas intervenu en 2002, selon le journaliste Jack Tapper). Il était, depuis 3 ans, l'objet d'une enquête pour des allégations de corruption. C'est au gouverneur qu'était dédié le gros titre de l'édition de ce matin. La nouvelle : l'enquête portait désormais sur la façon dont le gouverneur se préparait à choisir le remplaçant de Barack Obama au Sénat.

Le matin même, peu avant notre arrivée au journal, le gouverneur venait d'être arrêté et placé en garde à vue. Quand notre visite s'est terminée, nos interlocuteurs ont littéralement couru en conférence de rédaction, pendant que d'autres se rassemblaient devant l'écran de télé qui diffusait la conférence de presse du procureur fédéral.

À la sortie, on repasse dans le hall - et il ne me vient plus à l'esprit de moquer les grandes citations sur la mission des médias, sur la valeur du contre-pouvoir.