Deux modèles de société sont en confrontation à cette élection, nous dit François Bayrou. J'apporte mes pierres à cette confrontation avec deux scénarios pour les prochaines années, quelques paragraphes, écrits il y a 6 mois, au sujet de la cohésion sociale en France[1].

Ceux-ci racontent comment le manque de croissance économique et la polarisation du marché du travail (tout pour quelques-uns) résultent en une fragmentation sociale insoluble, renvoyant la période des Trente Glorieuses à son statut d’anomalie historique. Il y a une autre histoire  : "Quand la France trouve sa place (modèle de société 2)".


Les revenus nationaux français seront de plus en plus liés au capital, marginalisant les personnes dont les capacités de travail – physiques, culturelles, entrepreneuriales – sont la seule ressource. Les élites internationalisées se sentiront de moins en moins liées par la solidarité nationale. Les emplois de service précaires et peu rémunérés constitueront une masse de travailleurs pauvres. Les délocalisations se généraliseront dans les emplois de bureaux et de R&D, ainsi que dans des services comme la santé, ou la création culturelle et médiatique.

La crise financière de 2008 aura accéléré ce mouvement : les entreprises auront dû comprimer très rapidement leurs coûts salariaux. Et cela ne s’améliorera pas, l’endettement excessif des pouvoirs publics faisant grimper les primes de risques, donc les coûts financiers des entreprises.

La croissance des inégalités économiques s’accompagnera d’une dégradation des rapports entre générations. Les plus de 60 ans, soit 40% du corps électoral en 2020, s’opposeront à toute réduction des retraites et du système de soins. Les pensions étant, néanmoins, figées ou rognées, les retraités consommeront leur patrimoine, réduisant d’autant la transmission à leurs descendants.

La concurrence pour les ressources entre générations s’accompagnera d’une concurrence entre groupes ethniques. Les émeutes de 2005 avaient révélé les lourdes difficultés d’intégration des descendants d’immigrés ; beaucoup de solutions avaient été immédiatement proposées, concernant le recrutement des entreprises ou la loi électorale : aucune ne s’était concrétisée, et la conviction a pu s’installer que seul le rapport de force immédiat, obtenu par la médiatisation de la violence, donne voix au chapitre.

La mondialisation économique sera de plus en plus considérée, dans l’opinion, comme une stratégie perdante pour la France, suscitant des tentations de protectionnisme national ou régional.

Mais la contestation restera parcellaire et velléitaire, faute d’un creuset social et culturel équivalent à l’usine taylorienne. Aucune conscience de classe, aucune idéologie cohérente ne créeront une capacité d’alternative politique.

La frustration sociale se manifestera plutôt par des cyber-mobilisations sans lendemain, des éruptions sociales violentes au gré des soubresauts économiques. Les grandes entreprises, symboles de la concentration des richesses, seront au premier plan : on assistera à des événements « à l’Argentine », avec l’attaque d’hypermarchés par la population, dont les émeutes de 2005 apparaîtront, rétrospectivement, comme la répétition à petite échelle.

Ainsi, le manque de croissance économique et la polarisation du marché du travail auront résulté en une fragmentation sociale insoluble, renvoyant la période des Trente Glorieuses à son statut d’anomalie historique. Ce qu'il fallait raconter.

Notes

[1] Dans la même famille que ces deux billets déjà publiés : "Entreprise et société, un travelling avant" ; "Grande entreprise et société française dans les prochaines années (2/2)"