La fondation / think tank Terra Nova a constitué un groupe d'une douzaine de personnes top niveau - dont versac ! - pour aller aux États-Unis enquêter, au lendemain de la victoire de Barack Obama.

Et de citer Tocqueville : "J’avoue que dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même."

Excellente initiative ! Je ne peux que conseiller vivement la lecture du rapport (PDF).

Bien que sa lecture demande quelque vigilance vis-à-vis de possibles biais d'analyse.

Premier signal d'alarme, le vocabulaire chloroformé de l'introduction : "L’Amérique, bien sûr, n’est pas la France. Il serait à la fois irréaliste et injustifié de vouloir importer toutes les pratiques américaines, sans tenir compte des différences politiques et culturelles entre les deux pays. L’Amérique, pour autant, peut inspirer la France." Pour autant. Waouh.

Second warning, le plan en deux parties, à la Sarkozy : "1. Leçons des États-Unis, 2. Recommandations pour la France". Le risque de cette coupure entre observations (même baptisées "leçons") et recommandations, c'est de supprimer l'interrogation sur les mécanismes qui permettraient de transposer, la question de ce qui marcherait. Le seul point commun restant l'orateur. Le risque est d'avoir un reportage d'un côté, et de l'autre la liste de courses de ce que l'orateur aurait personnellement intérêt à promouvoir, indépendamment de son reportage.

Donc ... au lecteur d'en juger. Ce sont les observations et documents bruts qui auront été le plus à mon goût !

Le rapport s'ouvre par une longue analyse de style sciences po, dont le meilleur est sans doute d'avoir utilisé la notion de coalition, essentielle aux États-Unis alors qu'on s'en méfie habituellement en France - à gauche et à droite ; elle signifie : convergence de projets politiques entre des groupes sociaux porteurs de différentes valeurs et intérêts (fin p. 9 et début de p. 10).

On entre dans les choses sérieuses (fin de p. 11 et début de p. 12, puis pp. 22 à 27) : le message est centré sur la cause : "La clé de la campagne de cause, c’est l’appropriation : les électeurs deviennent acteurs du changement." Les campagnes centrées sur la personne (Sarkozy, Royal, Bayrou, Le Pen par exemple en 2007) ne le permettent pas.

Évidemment, le rôle central d'internet pour organiser et surtout permettre la mobilisation : "Dans les campagnes traditionnelles, pour participer, il faut se rendre à la section de son domicile, ou prendre contact avec le siège de campagne. Cela nécessite une telle énergie que 95% des bonnes volontés sont perdues. ... La stratégie de la campagne Obama renverse la logique : il ne faut pas attendre que les supporters viennent à la campagne, il faut aller aux supporters.... Ils n’ont plus qu’un simple click à faire pour mettre un pied dans la campagne". (p. 12, repris pp. 39-41)

Évidemment aussi, le ciblage électeur par électeur, one-to-one, un militant un électeur, que permet la combinaison qui précède (message appropriable -> mobilisation massive + outils internet). La campagne a utilisé une base de données géante des électeurs, dont "les deux-tiers des informations proviennent de la campagne elle-même" (fin p. 13 - début p. 14 ; repris pp. 30 à 32 ; détails intéressants sur la base de données, pp. 43-44). "Rien, en droit, n’empêche aujourd’hui un parti de se lancer dans la constitution d’une base de données similaire à celle utilisée par Barack Obama." (p. 82) Je retiendrai aussi, pro domo, le rôle de Joël Benenson au plus haut niveau de la campagne (p. 51).

Le chiffre-clé sur lequel s'appuieront une partie des recommandations (tout de même !) : "les études de la campagne montrent qu’en porte-à-porte, on retourne une voix toutes les quatorze portes..." aux États-Unis et s'il s'agit de promouvoir Obama (quelqu'un que les gens ne connaissent pas, ressentent comme différent, et qu'il s'agit de leur rendre proche). (Détaillé pp. 45 à 47). Et une voix tous les 38 coups de fil (page 74), ce qui rejoint la vieille expérience d'autres débutants comme François Bayrou en 1982.

Le professionnalisme : "L’absence d’hommes politiques dans le cercle des proches de Barack Obama, à l’exception de Tom Daschle, conseiller spécial, est notable : sa campagne a été affaire de professionnels." (p. 52) Par antiphrase, la page 86 confirme : "Ce souci de professionnalisation, contrairement à une idée reçue, ne cherche pas à dessaisir les responsables politiques au bénéfice des « professionnels »" : en fait, tous les responsables politiques sont bien dessaisis à l'exception du candidat : "la stratégie politique, les messages, les discours, les programmes, constituent le socle, les choix fondamentaux, et doivent être décidés par les candidats eux mêmes".

Il y a collégialité, oui : entre professionnels. "Les méthodes de travail adoptées par les équipes centrales de Barack Obama, ont été relativement collégiales. Elles ont parfois été comparées à celles d’une « start-up », marquées par une hiérarchie minimale, la recherche d’une prise de décision partagée par le plus grand nombre, et une culture ouverte aux innovations." (p. 53).

Les années de préparation en amont (pp. 57-58) grâce auxquelles les outils fonctionnaient le moment de la campagne venu.

Puis ça se dégrade un peu - ne nous plaignons pas, c'était déjà passionnant. Le langage chloroformé revient en page 62 ("A cet égard, il a été notamment proposé de réfléchir à l’adoption..."). On passe à la politique française (p. 67) et à des affirmations qui semblent parfois fondées, non sur le reportage américain, mais sur les campagnes Royal ou Prodi : pour "revitaliser la démocratie", "Un bon levier est la diminution du montant des cotisations" (p. 70),... Terra Nova propose ensuite (p. 71) un système de primaires très différent de la "tournée du pays" américaine (ne méritait-elle pourtant d'être discutée ? ah, elle "paraît difficilement transposable", un coup de chloroforme p. 72) : le système proposé par Terra Nova est, à mon humble avis, taillé sur mesure pour Ségolène Royal...

... En revanche, j'ai bien aimé la façon dont le mode d'organisation "réseaux sociaux" est argumenté, justement par contraste avec l'expérience "Désirs d'avenir" : "Comme l’a montré l’expérience de MyBO, et contrairement à une idée reçue (sic), cette organisation numérique permet d’équilibrer le souci d’une structuration hiérarchique, pyramidale, efficace et disciplinée propre aux partis modernes, avec la nécessité de donner davantage d’autonomie aux cadres, aux militants et aux volontaires pour s’auto-organiser massivement sur le terrain, en leur offrant des outils décentralisés pour le faire." C'est ce qui avait été tenté par la campagne Bayrou avec e-soutiens, mais certainement avec trop peu de moyens, de continuité... et, pour ce qui me concerne, trop peu de savoir-faire - il est vrai que Facebook venait à peine de naître. Conclusion : "L’outil le plus stratégique à mettre en place aujourd’hui est le système d’information du parti, autour d’un « web service » axé sur le réseau social interne des militants." (p. 87).

Viennent ensuite des "recommandations pour le législateur". Là, le degré de royalisme - c'est-à-dire, le manque d'appui sur les leçons de la camagne Obama - atteint le comique : "La création d’un fichier national des listes électorales apparaît nécessaire" p. 88 (oh, une apparition !). Aux États-Unis, "toute personnalité dont la densité politique, y compris potentielle, draine à lui des soutiens importants" peut concourir (p. 90) ? Il y a eu des dizaines de candidats à l'élection générale de novembre 2008 ? Eh bien, Terra Nova propose au contraire un système de parrainage pour limiter le nombre de candidatures : être investi par un parti ayant atteint le seuil de 5% aux précédentes élections nationales (ne cherchez pas, il n'y en a que 3 en France...) ou par ... 500 000, voire 1 000 000 signatures de citoyens !

Après avoir ainsi resserré le débat sur un maximum de 3 ou 4 candidats, Terra Nova propose aussi d'autoriser les médias à centrer leur information sur les deux principaux - ça s'appelle dans leur langage "renforcer la liberté d’expression des candidats" et "principe d’équité « tempéré »" (pp. 93 ss). Enfin, assimilant la primaire américaine à un premier tour, Terra Nova demande un mois entre les deux tours. Selon l'auteur, "Le second tour se résume le plus souvent à la consolidation des résultats du premier tour, avec comme seule variable d’ajustement les consignes de vote des candidats battus au premier tour, en particulier le « troisième homme »". S'agirait-il de se donner du temps pour négocier avec le "troisième homme" ?... (expression bien peu paritaire au demeurant !).

Enfin, ne rions pas, Terra Nova propose un "financement populaire déplafonné" à l'américaine : tous les dons seraient autorisés sans limite, s'ils sont petits. Ça s'appelle en jargon soporifique "un élargissement contrôlé du financement et, en contrepartie, un meilleur contrôle et la transparence des comptes de campagne" - "le dépôt du compte de campagne au cours de la campagne (non plus seulement a posteriori)", ce qui n'est pas à ma connaissance la pratique américaine.

"Terra Nova propose que le gouvernement mette en place une mission de réflexion transpartisane qui, sur la base des premiers éléments de ce rapport (sic), pourrait faire des propositions de réforme du cadre législatif national de la campagne présidentielle."

Bon, désolé d'avoir cédé à la tentation d'ironiser - ce rapport est une lecture passionnante, je le recommande, voilà, c'est dit !