François Bayrou, répondant à Philippe Bilger
Complotisme, naïveté, ou espoir de changement ? Qu'en pensez-vous ?
"J'ai été un responsable politique classique, qui croyait à la méritocratie républicaine. J'ai été agrégé très jeune, et l'agrégation, pour moi, c'était… ! Et je pensais qu'au fond, l'engagement civique, la politique, c'était ça. Vous étiez engagé, vous étiez courageux, vous étiez David et vous aviez Goliath en face de vous, et puis vous gagniez, et puis vous deveniez le représentant des vôtres à l'Assemblée Nationale…
Ma mère est venue à Paris pour la première fois le jour où je suis entré à l'Assemblée Nationale. Paysanne des Pyrénées. Dans les tribunes du public, et j'ai été envoyé à la tribune, le jour où je suis entré à l'Assemblée Nationale. Et donc… j'étais très fier.
On a la chance de devenir très jeune chef de parti, secrétaire général de l'UDF avec Giscard, c'était pas rien, et puis d'écrire des livres qui ont du succès, et puis on entre au gouvernement très jeune, dans un poste dont on a rêvé, qui est crucial, qui est le Ministère de l'Éducation Nationale…
Et puis un jour on s'aperçoit que dans ce monde-là, tout est faux. Faux. Truqué.
Qu'en réalité, les vraies décisions ne sont pas celles qu'on expose. Elles sont sous la table.
Et qu'au-dessous de la table, il y a des réseaux de captation du pouvoir. On nomme des gens pour contrôler des secteurs de l'économie, de la banque… Et que tout ça n'est pas vrai.
90% du monde politique ne voit pas ce que je viens de vous dire ! On croit qu'au fond on sait : on ne sait pas ! C'est la première chose.
Il y a une deuxième chose (quand on sait) : est-ce qu'on accepte, ou est-ce qu'on n'accepte pas ? J'ai décidé de ne pas accepter.
Pourquoi ? Parce que je ne suis pas là en mon propre nom. Et d'abord, honnêtement, les grandeurs d'établissement, ça ne m'intéresse pas, je trouve que c'est de la fausse monnaie : donc je n'ai pas de mérite.
Au nom de ceux que je représente, ceux qui ont du mal dans la vie — mon père, ma mère n'ont jamais pris un jour de vacances de leur vie — et tout le peuple de ceux qui m'ont fait confiance, qui croyaient que je ne les tromperais pas, au nom de tous ceux-là, je ne pouvais pas accepter d'entrer dans cette tromperie générale.
Je croyais qu'on pouvait être une espèce de Rubempré civique, monter à l'assaut de la forteresse…
Je sais (maintenant) qu'on n'y arrivera pas forcément comme ça ; qu'il faut changer la pratique et la règle du jeu.
Je sors du gouvernement, j'ai cette prise de conscience… Ce n'est pas dire du mal du régime d'Édouard Balladur et Nicolas Sarkozy que de dire qu'il y avait eu cette préoccupation de mettre des noyaux durs dans le monde économique, de verrouiller un certain nombre de choses et des médias en particulier…
C'était leur vision, pas explicite, mais implicite. Donc je me suis éloigné d'eux, et j'ai essayé de constituer le centre en force autonome, pour changer tout ça.
Ça m'a amené à conduire une liste aux élections européennes de 1999. Cette élection est très intéressante : la liste RPR-Démocratie libérale était conduite par un jeune homme, Nicolas Sarkozy ; celle du Parti socialiste, conduite par un jeune homme, François Hollande ; et moi-même, jeune homme, la liste de l'UDF maintenue, celle de ceux qui, à l'UDF, voulaient que le centre se constitue. On a fait un très bon score. On a été à l'élection présidentielle, et on a fait un score honorable, 7%, mais cette élection a été marquée par le fait que Jean-Marie Le Pen était au 2ème tour.
J'ai été dire à Jacques Chirac : 'tu vas faire 80%, il faut que tu fasses un gouvernement d'union nationale, seule cette réponse sera à la hauteur.'
Il m'a dit : 'c'est des conneries, je vais faire un parti unique.'
J'ai dit : 'je serai contre toi.'
Ce n'était pas rien, que des millions de gens de gauche soient aller voter Chirac, au nom d'un certain idéal ! Jacques Chirac a décidé qu'il n'en ferait rien.
On arrive à 2007 : je plaide cette rupture-là. L'idée que 'gauche contre droite' était un jeu destiné à tromper le citoyen ; que les forces derrière les uns et les autres étaient les mêmes, y compris les forces médiatiques, qui mettaient des pions sur les deux cases…
Très vite, je me suis trouvé en opposition avec Nicolas Sarkozy, parce que sa vision de fond était celle que je viens de vous exprimer : que l'importait était de contrôler ce qui se passait sous la table. D'avoir des verrouillages de tous les centres de pouvoir. Ça a été constant au long de son engagement. L'idée que je développe, démocratique ou républicaine, lui faisait hausser les épaules. Je n'ai aucune antipathie personnelle à l'égard de Sarkozy ! Mais sa vision du pouvoir, de la relation avec le citoyen, son choix stratégique d'opposer les gens entre eux pour gagner, de mettre le feu (en y voyant) de l'énergie électorale… C'est le contraire de ce que je crois bon pour un pays.
Au moment de la campagne de 2012, j'ai dit à l'avance : "ce n'était pas le passé qui m'importe mais les enjeux du pays aujourd'hui". Mais Nicolas Sarkozy a choisi d'aller encore plus loin dans l'exacerbation de ce que le pays a de plus sensible, de plus inflammable. Donc j'ai voté pour François Hollande. Je croyais qu'en raison des engagements qu'il avait pris, et (de son) style bon camarade, il ferait faire au Parti socialiste la conversion que Jacques Delors avait essayé de faire faire… Il venait de l'entourage de Jacques Delors, j'ai cru que c'était sa pente. D'où l'énorme déception, frustration, qui est la mienne.
Nous ne pouvons pas faire sortir le pays des difficultés très grandes dans lesquelles il se trouve, sans un mouvement civique. Sans une prise de conscience, une rupture dans la manière dont on le gouverne. Prendre les gens au sérieux, leur dire la vérité sur les affaires, sur la dette… je l'ai fait sans discontinuer.
Les idées qui permettront au pays de résoudre les problèmes, sont simples.
Car le monde politique passe son temps à dire 'c'est la faute des autres' — de l'Europe, de l'Allemagne, de la mondialisation, je ne sais pas quoi. Or, aucun des sujets de notre misère nationale ne vient des autres ! Personne ne nous a obligés à faire des choix, (dans) l'Éducation Nationale, qui font qu'un enfant sur trois ne sait pas lire ! Personne ne nous a obligés à avoir le code du travail le plus illisible du monde ! Personne ne nous a obligés à faire des dettes infinies ! C'est nous qui avons fait ces choix, c'est chez nous qu'il faut les corriger.
Deux lignes : rupture civique, et conscience que les problèmes viennent de chez nous, et qu'il y a des idées simples pour en sortir.
Toutes les grandes aventures collectives sont fondées sur des idées simples, peut-être simplissimes : Napoléon — de la paix, du code civil, de la construction de la France, Napoléon III à sa manière, De Gaulle… De Gaulle dit : indépendance, une monnaie qui tienne la route, une politique industrielle. Giscard, qui a plus de mérites qu'on ne le dit, a pris des décisions de rééquilibrage, moderne, de notre pays… Tout ça, ce sont des idées simples. Ce ne sont pas des idées d'expert, ce sont des idées de citoyen. Voilà les certitudes avec lesquelles je vis. (…)
Je considère que (résoudre les problèmes du pays), ce sont des choses faciles. Ça demande un petit effort, ça demande ce que les juristes du temps de Napoléon avait : la capacité à prendre un stylo, à écrire simple et compréhensible. Rien n'est du domaine d'une expertise tellement élaborée que seules quelques technocraties pourraient conduire la réforme. C'est facile à condition que quelqu'un s'y mette. Que le bon sens créatif s'y mette. 'On a trois mois pour répondre à cette question-là'. L'efficacité de l'action publique, à laquelle les citoyens ne croient plus, est à portée de la main. Les trois générations qui se sont écoulées ont dessiné un labyrinthe où nous sommes égarés. Il faut un fil d'Ariane, et il est facile à trouver. (…)
Je rejette les entreprises de communication artificielle. Le sujet du film sorti cette semaine sur l'Élysée, c'est en fait 'le communicateur'. Bon Dieu, quelle malédiction ! Pourquoi est-ce que François Hollande s'encombre de tout ça ? Pourquoi est-ce qu'il ne dit pas tout simplement ce qu'il pense ?!
Pourquoi les gens rejettent ? Parce qu'ils pensent que c'est de la fausse monnaie. Que tout ce qu'on leur raconte est truqué, que c'est du pipeau. Des entreprises entières vivent sur le trucage des choses. La communication artificialisée,… Je le dis comme pour un sol… Je crois au sol naturel ! Au fait qu'on sache qui est le mec qui parle ! (…)"
Philippe Bilger : Sous la table de François Bayrou, y a-t-il des choses gênantes ?
"Non. Pas que je sache ! Ni dans ma situation, ni dans ma vie professionnelle.
Un des malheurs du temps, c'est que beaucoup de responsables politiques n'ont pas eu de vie professionnelle.
Je n'ai jamais été stipendié par des lobbies… Le petit peu d'aisance matérielle qui est la mienne, c'est par les livres que je l'ai eue et j'en suis très heureux."
(Extraits des minutes 15 à 53 de la vidéo). Coupes et (ajouts) sont de ma responsabilité.
François Bayrou est quelqu'un de très sympathique, dont l'intégrité impressionne presque.
(on doute peut-être de sa parole quand il dit "Je n'ai aucune antipathie personnelle à l'égard de Sarkozy", tant ce qu'il décrit semble être en réalité de la corruption morale. Chose qu'on voit aussi de l'autre côté au PS, quand on voit le caractère dissimulé de leurs élections de secrétaire général, puis leurs référendums d'"union de la gauche")
Je vois bien le besoin de rupture civique, et avant toute priorité. Une rupture qui serait fondée sur une "révolution de la transparence".
Mais la première difficulté n'est-elle pas que la majorité des français (élus, fonctionnaires, salariés, retraités, professions libérales, etc) sont prisonniers du système actuel?
Et, en admettant que 60% des citoyens comprenne et dise que "les vrais problèmes sont chez nous", comment répartir les efforts entre les différentes classes sociales qui auront tendance à s'accuser les unes les autres? (de bonne foi, ou de manière désinvolte comme on le voit entre autres sur le sujet des retraites)
Quand François Bayrou dit que les problèmes sont simples à résoudre, je veux bien y croire, mais je pense surtout que c'est un travail de très longue haleine, d'expertise, de clarifications, d'explications, d'arbitrages, de choix des priorités, de consensus.
Ou sont alors ses troupes? FB et le Modem gardent selon les sondages un soutien fort chez les cadres supérieurs, ce qui montre que ceux-ci sont capable de faire un travail d'analyse, et pas uniquement en fonction de leur intérêts personnels. Néanmoins, cet élitisme n'est pas suffisant.
@ XS, merci pour ce commentaire. Connaissant un peu François Bayrou, je crois tout à fait à son absence d'antipathie pour Nicolas Sarkozy. Je suis prêt à supposer que ceux qui inspireraient de l'antipathie à François Bayrou, ce sont les gens faux ; Nicolas Sarkozy est cash.
Et bien sûr, quand François Bayrou expose la rupture qui lui semble nécessaire (et en particulier depuis sa première expérience gouvernementale de 1993-95, comme il le dit, voir http://www.francedemocrate.info/spi... — 1996), il sait parfaitement que nous sommes peu nombreux à l'espérer activement. Je suppose que c'est ce qui l'a obligé, après douze ans de "traversée du désert", à remettre à la remorque de la droite ce qui reste de son parti.
Quand il parle de solutions "simples", il dit : techniquement simples. À la portée de collégiens. (Cf. l'exemple simplissime que vous aviez déjà commenté : http://demsf.free.fr/index.php?post... ). Donc, si elles ne se font pas, c'est qu'il y a des blocages bien ancrés. Est-ce qu'ils se résoudront à force de patience et de conviction, ou seulement dans de façon brutale… ? Deux des trois exemples proposés par François Bayrou ("les juristes du temps de Napoléon" et De Gaulle) suggèrent qu'il voit bien l'échec de la patience et de la conviction.
Finalement, qui est "prisonnier du système actuel" ? Les parlementaires qui ont accepté des cadeaux des lobbies (95% ?), les détenteurs de capital qui ont dissimulé leurs dividendes dans des paradis fiscaux (>50% ? vu la pression de banques sur leurs clients !), les entrepreneurs qui vivent de rentes créées par des archaïsmes juridiques (~10% ?), les salariés bénéficiant d'avantages devenus aberrants au regard de leurs conditions de travail d'aujourd'hui (~5% ?) ou bénéficiant de circuits de rémunérations extra-ordinaires en tant que cadres dirigeants (~0,01% ?)… très peu de gens au total. Mais peut-être la grande majorité des décideurs d'aujourd'hui. Qui se tiennent par la barbichette.
Et que les Français(es) reconduisent à leur poste, pensant peut-être qu'avoir des décideurs libres de leurs actes, ce serait prendre des risques inconsidérés ? Pensant peut-être que ceux qui disent refuser d'aller à la soupe, sont simplement incompétents ? ou pensant simplement que ce système de pouvoir occulte est dans la nature des choses, à tous les niveaux, et qu'il est vain de s'agiter contre lui.
Je pense avoir déjà entendu exprimer ces trois opinions, surtout la troisième. Et si je réponds que d'autres pays supportent très bien la démocratie, des responsables responsables et des décideurs qui décident, je me retrouve face à des sourcils levés, "c'est bien joli mais c'est loin".
Au moins, c'est un bon sujet de réflexion !
@Frederic
Merci de votre longue réponse.
Bien sûr, s'il s'agit de solutions techniques ponctuelles, mais judicieusement ciblées, cela peut se faire rapidement (ajouter aussi la réforme du financement de la formation continue avec je crois des exemples à voir outre-Rhin). Mais déjà là, on verrait des oppositions catégorielles. (ajouter aussi le fameux cas des taxis et de leur spéculation sur les plaques).
(le nombre de prisonniers de système est plus important que vous ne le dites, si on intègre de modestes salariés de PME, mais vivant en sous-traitance de l'Etat, de la Sécu, de collectivités locales, de contrats para-publics, etc. Idem pour des retraités, qui ont eu la chance de partir à des moments favorables, et qui à gauche ou à droite craignent que la remise en question du système ne touche leur situation. Pour les employeurs, pas besoin de revenir à l'antiquité: des mesures comme le crédit impôt recherche les maintiennent à flot tout en éliminant l'intéressement des salariés ).
Il y a aussi des idéologies tenaces et hostiles à la raison, notamment à la CGT ou les trotzystes.
Pour commencer à changer cela, le préalable est bien sûr d'avoir des dirigeants intègres, qui ne donnent pas l'impression de travailler pour leurs propres intérêts financiers, ou pour leur carrière, déconnectée du terrain.
Là, les mesures sont connues, et font consensus, sauf précisément chez les élus à vie.
Donc vous prêchez un convaincu. Mais comment dépasser les 7% d'audience?
D'ailleurs, remettre le Modem à la "remorque" de la droite ne va pas dans ce sens. (de cette droite en particulier. Avec la CDU de A.Merkel, ce serait autre chose).
Bref, un bon sujet de réflexion mais à partager.