C'est sa "tête chercheuse" Emmanuelle Mignon, par ailleurs présidente du conseil d’administration du domaine national de Chambord, qui le dit. Je découvre aujourd'hui cet entretien de décembre dernier à nonfiction.fr - première partie, seconde partie - qui avait fait à l'époque un peu de bruit.
L'entretien est très intéressant et retranscrit avec professionnalisme, bravo aux intervieweurs (Frédéric Martel et Martin Messika) et bravo à Emmanuelle Mignon qui a accepté d'en dire autant. Car elle n'a pas sa langue dans sa poche. Le portrait du Président de la République - et surtout du candidat - est instructif.
Sarkozy n’est pas emmerdant. Il prend ce que vous lui donnez : si vous lui donnez un dossier énorme, il va le lire. … En même temps, c’est aussi un capteur d’idées. Si une idée l’intéresse, il va la tester et il va passer quelques coups de fils pour avoir un ressenti. … Cela peut être Henri Guaino ou Claude Guéant, mais aussi des amis ou des chefs d’entreprise ; pour un truc culturel, par exemple, il appellera Hugues Gall (ancien président de l’Opéra de Paris). Il teste énormément, sur presque tous les sujets. En revanche, ce qui ne marche pas, c’est le déjeuner de travail avec des intellectuels (c'est d'actualité !).
Mais il y a plus fort, en tout cas pour moi qui ai cherché, pendant un an et demi, à concurrencer Emmanuelle Mignon. J'avais dix fois moins de moyens, évidemment, mais à en juger par l'entretien, ce n'est pas ce qui a fait la différence. C'est plutôt son énergie, sa méthode systématique, sa capacité à gérer les réseaux du savoir (para-)étatique. Bref, j'aurais bien aimé en faire autant qu'elle !
Même si je ne jalouse certes pas le résultat final, le projet présidentiel de M. Sarkozy, bien au contraire (exemples 1, 2, 3, 4). Quand elle conclut que "les réformes que nous avons imaginées s’adressent aux ressorts les plus fondamentaux de notre pays," je n'en crois rien, ou je n'ai rien vu (ou bien le "Ministère de l'Identité Nationale" façon 1984 ?). Mais bon, peut-être l'esprit partisan m'aveugle-t-il !
Il y a beaucoup de leçons de méthode à tirer de l'expérience de Mme Mignon (que je devrais appeler Emmanuelle - même si nous nous sommes perdus de vue depuis une quinzaine d'années). Et surtout, son analyse me conforte dans ce que j'ai essayé de faire : repenser toutes les questions à la base, ignorer la pensée unique, chercher soi-même les "experts" qui ont des choses à dire, chercher à l'étranger google aidant - curieusement, elle ne fait pas la moindre allusion aux leçons de l'étranger -, donc accepter d'être très seul face aux mécanismes de pouvoir.
Concernant les technocrates, les dix qui avaient des idées, qui voulaient changer réellement les choses – je vais dire un truc affreux – étaient dans mes groupes ; tous les autres, ils n’y étaient pas parce qu’ils n’avaient pas d’idées et ne veulent rien changer. …
Les consultants du BCG intervenus en renfort en juillet 2006 avaient interviewé des Français. Ça, c’était pas mal (Sic ! Voyez la difficulté : il faut le BCG pour faire entendre des Français à des personnalités politiques !). On avait des petits films et l’exercice c’était "que répondez-vous à Mme Michu ?" Un jour, nous devions répondre à une préoccupation de quelqu’un, et le lendemain nous refaisions cet exercice sur un autre sujet avec une question de M. Bidule qui était en contradiction totale avec la question de la veille. Du coup, la réaction normale, c’est de répondre des choses complètement différentes de ce qu’on avait dit justement la veille ! Alors là, les gens du BCG nous disaient que notre réponse était totalement incohérente par rapport à celle de la veille. Et ils nous obligeaient à être cohérents !
Chez Ségolène Royal, personne n’avait décidé de faire ce travail … Elle a hérité d’un programme du PS qui n’était ni fait, ni à faire. Ils n’ont pas fait ce travail, et c’est leur problème. Mais je pense qu’elle le fera pour 2012.
Il faudrait selon Mme Mignon - Emmanuelle - qu' après la phase de réflexion et de propositions dans des partis politiques plus solides, plus forts, le travail avec les intellectuels se poursuive dans les cabinets ministériels. … c’est là en effet que se situe le pouvoir. … Mais cela ne se fait pas, pas assez en tout cas …. L’intello, c’est toujours l’"emmerdeur", celui qui ramène l’action à ses fondements, à ses buts, qui critique les solutions de facilité ; qui est en décalage permanent avec le temps de l’action et le temps des médias.
Eh bien, ainsi encouragé, je persiste et signe dans le décalage !
Tu persistes parce que tu es un vrai intello, ou que tu crois en la politique?
J'avais beaucoup aimé cette interview d'E. Mignon également, qui m'avait faite réfléchir (à nouveau?) sur le rôle d'un programme en politique. Je ne crois pas que ce soit son programme qui ait fait gagner Sarkozy, les gens ne sont pas si bêtes, ni si gros lecteurs pour avoir tout lu.
En revanche, je crois que la mise en scène de la réflexion autour du programme, et la capacité de Sarkozy à faire du name-dropping pertinent sur tel ou tel sujet a beaucoup joué. Et aussi sa capacité à répondre à Mme Michu, c'est à dire à connaître précisément le type de remarques et de questions que se posent Mme Michu. C'est fondamentalement populiste, mais ça permet une rhétorique extrêmement efficace, notamment face aux questions de journaliste : ramener une question vaguement spécialiste à un questionnement populaire, et en sortir pour citer un nom connu, c'est excellent. Or c'est plus ou moins ce que faisait Sarkozy, pas forcément dans la même phrase ni dans la même interview, mais la rhétorique d'ensemble de sa campagne était celle-là, si bien que tout le monde y trouvait du grain à moudre, et les partisans des idées simples, et ceux des discours complexes.
Argl, Lisette, je suis super-content de te voir ici, mais tes excellentes questions sont trop grave profondes pour qu'on réponde en deux lignes. Ni même cinq.
Tu as repéré la facilité qui triche, dans le billet - quand j'écris "ce n'est pas ce qui a fait la différence.", je laisse entendre que, elle ou moi - ou le néant qui se trouvait, selon elle, dans l'équipe de Mme Royal -, aurions eu une influence sur le résultat de l'élection, ce qui est bien présomptueux quant à nos fonctions. Je laisse donc ta question ouverte !
En revanche, je suis convaincu qu'Emmanuelle Mignon a réussi ce que personne n'a réussi dans l'équipe de Mme Royal : créer quelque chose, forcer les politiques à se poser des questions, à réfléchir, comme dans l'exemple "BCG" qu'elle cite ci-dessus.
Je précise tout de suite : ce n'est pas exactement ce que j'aurais voulu réussir chez les démocrates. Car les politiques démocrates se posent des questions et réfléchissent… eh oui… c'est leur marque de fabrique - nous manquons de l'autre sorte de politiques, les souples manipulateurs de foules et de couloirs, qui abondent chez la concurrence. Ce que j'aurais voulu réussir, c'est à leur faire prendre conscience qu'ils avaient la solution aux problèmes du pays (je simplifie, mais à peine). Le projet démocrate, beaucoup s'étaient habitués à le cultiver comme une aimable utopie privée, à cacher dans sa poche aussitôt qu'on sort de la grotte du 133bis - une utopie inconciliable avec la dure réalité du monde. Alors que pour moi, c'est la meilleure boussole pour que le pays retrouve un cap, une unité, dans le "nouveau monde", dans le XXIème siècle. Quelques-uns en sont convaincus, je pense : Corinne Lepage, Michel Rocard… François Bayrou lui-même bien sûr. Mais ça n'a pas transparu comme un mouvement collectif, ça n'a pas "pris" dans ce que François Bayrou appelle "l'esprit public'.
Je me dis qu'un jour, ce mouvement prendra. C'est ça, au fond, un "projet pour le pays", non ?
Si Michel Clamen vient donner une formation accélérée à nos décideurs de la grotte : oui, l'esprit public prendra.
Sinon, Mignon continuera de neuro-marketer les Anxiétés des groupes sociaux en France, avant de préparer un plan de formation pour conditionner les cadres de l'ump.
Je la trouve terrible ta réponse, Frédéric mais tu as raison. On a donné à l'"esprit public" l'envie d'un programme et d'une image de puissance, merci Chirac.
Il va falloir donner envie de vérité.
Et cela passe, tu as raison, par une prise de confiance en soi. Je suis étonnée par ma proximité intellectuelle avec certains membres de l'UMP qui étaient enthousiastes à l'égard de Sarko. L'un d'eux vient même de me parler du travail du dimanche, de la réforme Darcos et de l'aliénation par le travail en des termes que j'aurais pu signer. Mais qu'est-ce qu'il fait dans ce parti dont la doctrine lui est étrangère ?
En fin de compte, il n'y croit pas. Il ne croit pas qu'on puisse réussir à faire vivre ce projet de société.
Est-ce très "net" de répondre aux commentaires qui disent "tu as raison" ? Bon, je le fais pour "plussoyer", en zoomant sur "certains" des certains.
Dans mes souvenirs de campagne, il y a un regret qui me tarabuste depuis quelques semaines : avoir laissé filer sans réagir les démocrates-chrétiens. J'avais pris des notes à l'époque, je devrais les retrouver. Ça a dû se jouer vers décembre 2006 ou janvier 2007 - sur internet en tout cas. Des gens qui étaient à 98, 99% au moins, d'accord avec François Bayrou sur les idées, les valeurs, la méthode, les références, que sais-je, sont partis en bloc chez Nicolas Sarkozy qui était à peu près à l'opposé de leurs idées, de leurs valeurs, de leurs méthodes et de leurs références.
Avec un argumentaire du genre : ce que dit François Bayrou, c'est bien joli, mais c'est du vent, ce que dit Nicolas Sarkozy, ça fait peur, mais c'est du dur.
Je n'ai pas vraiment réagi à l'époque, j'ai tout juste dû "remonter l'information", mais au fond je me disais que c'était peut-être une aberration, qu'ils reviendraient d'ici l'élection au candidat le plus proche d'eux. Eh non. Et je me disais, en termes de stratégie de campagne (donc d'emploi de mon temps), que c'était un courant de pensée très peu nombreux, qui ne "ferait" pas l'élection. Ce qui était sans doute vrai, mais cette "émigration des démocrates-chrétiens" des mois avant avril 2007, a sans doute rendu plus facile le dénoyautage de l'UDF par Nicolas Sarkozy fin mai/début juin 2007. Qui a coûté très très cher au Mouvement démocrate.
Bien sûr, ils devraient revenir un jour, par simple bon sens. Mais où sera la "seccotine pour qu'(y') repartent jamais" ? Ils ont peur de se lier à qui permettrait à leurs rêves de se réaliser. Peur d'y croire de peur, peut-être, d'être déçus par l'échec.
Hé ho j'en suis une moi, génétiquement pure et de trois générations!!!
Ce qui me permet de répondre à ce monsieur que moi, je me sens en phase avec mes valeurs là où je suis
Certains d'entre eux n'ont pas vu mourir le clivage droite gauche, et c'est peut-être Sarkozy (et Rocard, à coup de skuds) qui le leur font comprendre maintenant. Pendant des décennies ils ont seriné la rengaine des trois droites... mais ils ont pas lu la fin du dernier bouquin de Rémond, paru en 2005, où il explique comme le clivage est brouillé. Ils ont continué à vivre comme s'il fallait choisir son camp entre capitalisme et marxisme, plus ou moins. Comme si on était encore en 47 et qu'il fallait choisir de refuser le communisme.
Bah, je crois encore qu'ils y reviendront...
"Hé ho j'en suis une moi, génétiquement pure et de trois générations!!!"
-> mon "ils" était purement statistique, et bien plus masculin que féminin !
Et de toute façon, il faut une conscience politique drôlement affirmée pour se définir comme démocrate-chrétien. Qui sait vraiment ce que cela signifie, y compris parmi les chrétiens? vraiment pas grand-monde. Ils en ont les valeurs, mais ils ne savent pas à quelle famille politique ça se rattache.
14 mois plus tard, bien d'accord avec ton comm #8 ... et toujours aussi scié de lire des déclarations de politiciens de droite "comme s'il fallait choisir son camp entre capitalisme et marxisme, plus ou moins" ... je crois avoir lu il y a quelques jours que quelqu'un reprochait à François Bayrou de passer le mur de Berlin à l'envers ! Il faudrait leur expliquer qu'il est tombé ... il y a 20 ans ... et que nous étions dans le camp de Solidarnosc.