Je viens de lire le témoignage du grand historien Marc Bloch sur la campagne de 1939-1940 : "L'Etrange défaite[1]". Cherchant des informations complémentaires, je suis tombé sur le site, dédié à 1940, de Jean-Philippe Immarigeon ; celui-ci dénonce en particulier le mythe d'une armée française sous-équipée ou de chars trop dispersés. Citant un autre ouvrage : "Les panzers allemands entrèrent en campagne le 10 mai 1940 sous-blindés, sous-armés et en sous-nombre."[2] Sous-blindés, sous-armés, mais sur-rapides. Par leur motorisation, et par un lien direct entre leur commandement et le Führer ; là où le désordre français découlait directement de la surabondance d'organisations et d'états-majors concurrents.
Surprise en lisant Marc Bloch (qui écrit à l'automne 40) : ce capitaine servant dans les Essences trouvait tout à fait faisable de continuer la guerre. Même en Bretagne en juin 40 ; même avec des moyens très réduits par la débâcle. À condition de répondre à la guerre d'initiative et de mouvement lancée par les Allemands, par la même capacité d'initiative et de mouvement. De renoncer à "tenir" des lignes de défense imaginaires. D'utiliser la profondeur du territoire national. De prendre de flanc les colonnes de motocyclettes (pas si blindées, justement), à la façon de l'armée russe de 1812 contre l'offensive napoléonienne. Et à condition… d'y croire, d'être collectivement résolus à cette guerre d'initiatives sur tout le territoire. C'est ce qui manquait le plus, selon lui : entre des classes dirigeantes fascinées par le redressement des pays fasciste et nazi, un syndicalisme communiste opposé à la guerre, et un Etat-major paralysé par une doctrine obsolète, l'énergie manquait pour une guerre totale.
Avant de lire ce livre et ce blog, je m'imaginais mai-juin 40 comme la concentration, sur des points précis de notre ligne de défense, de colonnes allemandes fortement blindées et fortement appuyées par l'aviation. Concentration à laquelle nos systèmes de décision avaient été incapables de répondre par des concentrations plus rapides encore et supérieures en force de frappe.
Cette image n'était sans doute pas entièrement fausse.
Mais ces lectures la nuancent fortement. Juin 1940 apparaît comme une victoire du faible sur le fort, donc une anomalie provisoire, comme le dit très bien De Gaulle le 18 juin. Un succès du culot contre la prudente logique. Le succès de ceux - Guderian et Adolf Hitler - qui ont su tout miser sur leur point fort, la vitesse.
Je saisis mieux la réaction de ces soldats qui, sur la ligne Maginot par exemple, se sont sentis trahis, devant se rendre ou accepter la défaite sans bataille - elle avait eu lieu dans leur dos.
Cette lecture estivale, "L'étrange défaite", m'avait été recommandée par plusieurs personnes ces derniers mois : la paralysie déroutante de la France face à la crise de son modèle économique et social[3], s'expliquerait par les mêmes causes que celles analysées par Marc Bloch.
Les mêmes causes ? À la lecture, je n'en ai été que partiellement convaincu. Le temps de paix n'est pas le temps de guerre (!). La mondialisation informationnelle, donc financière, pose à la France un défi tout autre que celui des motocyclettes et des Panzers.
Il y a pourtant bien un point commun : la vitesse. Le changement de génération, de mode de décision, qu'elle va demander. Pour cela, la réponse collective que propose Marc Bloch dans sa conclusion, pp. 207-208 de l'édition Folio, ressemble de bien près à la proposition faite par François Bayrou en 2001-2002, 2006-2007, 2011-2012. Marc Bloch a été témoin de la paralysie générale, des recherches de boucs émissaires, des ravages de la propagande, et pourtant il faisait confiance, plus encore, à l'intelligence collective. Que ne le ferions-nous !
La France de la défaite aura eu un gouvernement de vieillards. Cela est tout naturel. La France d'un nouveau printemps devra être la chose des jeunes. Sur leurs aînés de l'ancienne guerre, ils possèderont le triste privilège de ne pas avoir à se garer de la paresse de la victoire. (…) Notre peuple mérite qu'on se fie à lui et qu'on le mette dans la confidence. (Que les nouveaux dirigeants,) tout en faisant du neuf, beaucoup de neuf, ne rompent point les liens avec notre authentique patrimoine. (Contre Hitler fier de spéculer sur les vices des hommes,) on pardonnera à un Français, c'est-à-dire à un homme civilisé, s'il préfère l'enseignement de la Révolution, et de Montesquieu : "Dans un État populaire, il faut un ressort, qui est la vertu."
Remplaçons défaite par crise, "ancienne guerre" (1914-18) par "30 glorieuses", gardons le reste.
Notes
[1] Il y a une fiche wikipedia, mais pas terrible ; une excellente fiche de lecture en revanche sur le blog thucydide.
[2] "« The Germans panzer arm took the field on 10 may 1940 under-armoured, outgunned and outnumbered. »" — John Delaney, The Blitzkrieg Campaigns, 1996.
[3] Paralysie qui semble progresser à la faveur de l'été. On verra bien à la rentrée. On verra, c'est le mot : le vote d'avril et de juin nous a donné le grand privilège de n'être, face au désastre, chargés d'aucune responsabilité.
tiens, je viens de lire "l'impardonnable défaite'" de l'historien Quetel : il retrace 20 ans de pacifisme, car après 1914, le nerf était cassé et plus personne ne pouvait se préparer à la guerre en France.
A vrai dire, la question de la supériorité tant numérique que matérielle des blindés de l'armée française face à ceux de la Wehrmacht, même si elle est ignorée du grand public et des livres d'histoire, est quand même connue, et depuis longtemps. Juin 1940 est une défaite de la pensée, une incapacité du haut commandement français à admettre que l'hypothèse qu'il avait exclue dès le départ était précisément en train de se produire. J'avais consacré un bout de billet à la question, voilà longtemps.
On sait moins que le quart des divisions blindées allemandes étaient équipées de chars tchèques, dont la fameuse 7ème Panzer Division, la "division fantôme" qui a fait le trajet entre la Meuse et Cherbourg si rapidement que l'on ne savait jamais où elle se trouvait, sous le commandement d'un général qui s'est fait un nom par la suite, Erwin Rommel. Maintenant, si on commence à refaire l'histoire à partir de Munich...
@ triton, Denys : merci pour vos commentaires. C'est sûr que j'enfonce là des portes grandes ouvertes ;"L'Etrange défaite" est paru en 1946. Je témoigne simplement d'une double surprise : d'une part les Allemands n'étaient guère mieux préparés que les Français (car leur armée était aux vaches maigres de 1918 à 33) et le haut commandement (OKH) ne croyait pas avoir de bonne chances de succès ; Hitler entre en guerre sans avoir de meilleur plan que de refaire 1914 et il faut plusieurs mois de "drôle de guerre" pour trouver le plan Jaune "Fall Gelb", consistant à attirer l'armée française en Belgique et aux Pays-Bas pour pouvoir percer à Sedan, qui sera un succès total.
D'autre part, mai 40 n'est pas vraiment une victoire des blindés, contrairement à ce qu'imaginait De Gaulle dans "Vers l'armée de métier", mais plutôt du couple infanterie-aviation, les blindés légers servant à exploiter les percées dans la profondeur : les assauts de colonnes blindées contre des positions défendues par l'infanterie ont été des échecs (l'attaque des Panzers sur la chaussée Brunehaut est repoussée à Gembloux par la 1ère division marocaine ; quelques jours plus tard, les deux contre-offensives blindées de De Gaulle à Montcornet et au mont Caubert devant Abbeville, sont des désastres). Inversement la percée de Sedan le 13 mai est réalisée par l'infanterie d'assaut, avec une préparation par un bombardement aérien massif.
Donc effectivement, côté français défaite de la pensée, sidération d'une organisation très "pensée" et conservatrice. Et capacité de De Gaulle à s'élever au-dessus du double échec tactique (celui de l'état-major, et le sien propre) pour maintenir son analyse stratégique : la victoire finale appartiendra à l'industrie la plus forte, donc aux Alliés.
Ce sont choses bien connues de ceux qui ont étudié la question, mais ce n'était pas mon cas
Et effectivement, cela fait regretter encore plus que les Franco-Britanniques n'aient pas su dire "non" à Munich… Pour reprendre la phrase de Georges Bidault dans son éditorial de l'époque, dans l'Aube, telle que F. Bayrou la cite régulièrement "Quand il s'agit de dire non, le meilleur moment est toujours le premier!"
User de ses points forts, faire preuve de rapidité et d'imagination, y croire et croire (décider) que cela en vaut la peine, "tout en faisant du neuf, beaucoup de neuf, ne romp(a)nt point les liens avec notre authentique patrimoine", s'adosser à la vertu... Mon enquête est déjà conclue ???
Ah mais il te manque ma note de lecture ! http://www.lalettrevolee.net/articl...
@ edgar : une bien belle note de lecture, bravo ! Je ne suis pas tout à fait sûr d'en partager les conclusions, mais la référence à Alain et au besoin d'hérétiques, oui, certainement.
@ Jacques Bugier : en effet, en effet, tout cela procède d'une vaste réflexion