Françoise, collègue dans le projet évoqué ici, m'écrit avoir trouvé sur ce billet l'idée, venant d'Alexandre de Marenches, "selon laquelle l'unité d'Israël ne se cimentait que contre, unité de combat en somme. Ce qui m'a fait rêver à un pays qui n'est réputé avoir d'existence que politique..."

Françoise s'est mise dans le rôle du scénariste, du "story-teller" d'un conflit sans fin, et voici.


Proche Orient : quels pronostics ? Swift vous donne un coup de main

Il y a bien longtemps, une guerre ravageait l’Irlande. C’était une guerre de religion.

Jonathan Swift est-il l’inventeur du story-telling ? Son procédé est simple. Vous choisissez une ile inaccessible dont les habitants ont quelque particularité qui souligne la distance : ces gens là ne sont pas comme nous. A Lilliput, la guerre fait rage. Mais comme Gulliver est capable de balayer d’un doigt les habitants minuscules de l’ile, l’auteur peut mener son reportage avec le juste dosage d’humour et de compassion qui lui permettra de nous distraire sans nous troubler outre-mesure.

La clarté des propos tenus par Swift a-t-elle favorisé le retour de la paix en Irlande ? Les voyages de Gulliver se déroulent au 18ème siècle, la guerre d’Irlande culminait déjà. Nous laissons au lecteur le soin de tirer parti de ce conte pour affiner son pronostic à propos du Proche-Orient.

Tentons de faire mieux que les Irlandais, c’est ça le progrès !

De nos jours les voyages par mer sont devenus à peu près sûrs, écartons l’ile mais conservons le jeu des miniatures. L’effet dramatique est assuré. Construisons un territoire minuscule, faisons en sorte que tous les habitants vivent en permanence à portée des canons ennemis.

Guerre de religion ? Formidable, empochons, nous pourrons compter sur l’immense bataillon des clercs qui, un par un, doivent leur pouvoir et leur niveau de vie au respect des rituels et des dogmes. Un simple coup d’œil autour de nous suffit pour observer que la chance nous sourit. Une guerre de religion fait rage, mondiale cette fois. De nos jours la prospérité du monde laïc attise la cupidité qui vibre dans le cœur de tout être humain, menaçant les privilèges des clercs de l’Islam radical. Ce n’est pourtant pas l’Islam qui est menacé, ce n’est pas non plus la vénération de Dieu, le sens profond de la prière, la gratitude ressentie face à la beauté du monde, ce n’est pas l’émerveillement, ce n’est pas le mystère. Ce qui est en danger c’est cette petite partie du clergé fanatisé par la crainte de perdre ses droits acquis. Cela suffit pour fabriquer à la chaîne des extrémismes, eux-mêmes machines à fabriquer des assassins. Le phénomène n’est pas récent.

Nous y sommes presque mais on sent bien qu’il nous manque un gimmick, les combats vont manquer de férocité. La vacuité opulente de l’Occident laïc n’est pas capable de nourrir jusqu’à maturité ces héros teigneux qui seuls maîtrisent l’art de faire durer une guerre. Nous voilà confrontés à un problème de story-telling classique, mais particulièrement épineux.

Pour nous sortir d’un tel pétrin, une seule voie, écarter toute censure : osons être fous ! Allons récupérer dans les greniers de l’histoire une vieille légende qui a encore ses zélateurs. L’holocauste tombe à point, il faut caser les juifs quelque part, donner une terre à ceux des juifs errants qui en ont ras le bol d’être toujours « l’autre », aussi magnifique que soit ce rôle. Bingo ! Jérusalem ! Le site sur lequel nous allons établir notre histoire est si parfait que le diable en personne a dû venir à notre secours. Jérusalem, le chaos magnifique de ses bâtiments religieux empilés les uns sur les autres ! La diversité extravagante des cultes et de leurs dissidences qui se disputent le moindre morceau de caillou ! Le pittoresque des ornements religieux de (presque) tous bords qui enluminent la foule des passants ! La mosaïque, unique au monde, de convictions extrémistes confrontant in vivo les distinctions pointilleuses entre les rites et les dogmes. Et puis nous sommes globalement en terre islamique, bon endroit pour installer les juifs, eux-mêmes occidentaux au premier chef. Comme on dit vulgairement : « ça va le faire ! » Nous le tenons, notre gimmick. Le monde occidental, qui s’ennuie, s’adonne aux plaisirs de l’extrême.

Le casting

Une fois de plus la chance nous sourit. Notre récit va relater les aventures de deux peuples (appelons-les Israéliens et Palestiniens) qui partagent plusieurs caractéristiques communes et fort exploitables pour créer de fréquents rebondissements. Deux peuples qui disposent, l’un comme l’autre, d’une importante élite de haut niveau culturel. Très bon, ça. Voilà des gens qui ne se laisseront pas massacrer en silence comme c’est hélas si souvent le cas. Regardez par exemple le conflit Hutu-Tutsi. Sauvagerie exemplaire, écho médiatique médiocre, mauvais casting. Tandis qu’au Proche-Orient nous disposons, de part et d’autre, de lettrés respectueux de la démocratie. Dans chacun des deux camps on trouve en grand nombre des citoyens capables de se faire entendre et même soucieux de favoriser l’autocritique de leurs gouvernements. Voilà un conflit qui promet d’être fécond en images génératrices d’émotions sur la scène mondiale des télévisions. Il y aura du grain à moudre dans les chaumières, les dîners en ville et les bistrots du monde entier.

Mieux encore : les deux camps disposent d’une diaspora importante capable de mobiliser les esprits des deux camps. Mais aussi de troubler les esprits, ce qui est encore mieux. Car qui dit diaspora dit errance, dit nomadisme, ce qui confronte les deux peuples à des opinions publiques majoritairement sédentaires, renforçant ainsi la distance : ces gens-là ne sont pas comme nous, ce sont des minorités. Nous récit va même bénéficier d’un phénomène paradoxal : curieusement, les sédentaires hostiles au nomadisme –ils sont légion- sont également hostiles à la sédentarisation des nomades, comme si le nomade devait être éternellement pourchassé, il a bien mérité son sort, celui de bouc émissaire. Chasser, pourchasser, les nomades, les minorités, danger, « ils ne sont pas des nôtres », ce sont des oiseaux génétiquement bariolés. Voilà l’héritage partagé par les deux héros de notre histoire.

Nouveau danger pour le story-teller que nous sommes : nos deux héros se ressemblent trop, il va nous falloir créer une disproportion douloureuse. Coup de baguette final, l’un des deux peuples sera beaucoup plus riche que l’autre. Cette fois nous y sommes, les extrémismes sont inscrits dans les structures mises en place, il n’est pas déraisonnable d’espérer que le spectacle nous touchera pendant plusieurs siècles.

La vie sur le front

Petit avantage sur Swift, nous disposons d’un auditoire contemporain formé aux plaisirs délectables procurés par ce jeu qui consiste à se « mettre à la place » des autres. N’hésitons pas à en abuser. Cher lecteur vous êtes invité à entrer dans la peau d’un Israélien, ou dans celle d’un Palestinien, peu importe, nous vous laissons le choix. Choisissez un humain ordinaire, un humain qui ressemble à celui que vous auriez été si vous étiez né là-bas. En avant, nous partons en voyage.

Installons-nous dans une maison. C’est le soir, fermons les rideaux. Nous sommes sur le front, vous avez peur, vous guettez les bruits, vous songez à votre destin.

Vous aviez choisi de consacrer votre vie à la musique, à l’ébénisterie, à la culture des orangers ? Tant pis, il vous est interdit d’oublier que vous êtes mobilisé par une cause autrement importante que vos projets personnels et donc mesquins. Vous aviez du talent pour la pâtisserie, me dites-vous, vous aviez décidé d’y consacrer le seul parcours qui vous est accordé sur cette terre ? Balayons votre objection car vous avez été choisi, choisi pour vivre en guerre, choisi pour cette mobilisation, les plus hautes autorités mondiales vous le confirmeront.

Ajoutons un nouvel ingrédient à notre voyage, ajoutons la durée : depuis des décennies vous avez peur, peur de conduire vos enfants à l’école, d’aller dans les magasins pour y faire vos achats, peur de prendre la route. Vous sentez ça ? La peur, lorsqu’elle bénéficie de la durée, creuse son sillon dans les esprits. Elle enlaidit.

Echapper, mais où ? Vous-même, cher lecteur, vous êtes peut-être Français, Tunisien, Polonais ? Restez quelques instants encore dans la peau de ce Palestinien ou de cet Israélien que vous habitez depuis le haut de la page, vous allez goûter une saveur tout à fait nouvelle car dans ce lieu où je vous emmène on vit un doute permanent et ravageur : aucune certitude quant à la pérennité de son peuple sur son territoire actuel. Je pose la question à tous les Danois, à tous les Brésiliens, à tous les Maliens : « Vous là-bas, fouillez en vous-même et demandez-vous si vous vous êtes jamais interrogé sur la légitimité de votre peuple à occuper son territoire pour une durée indéterminée ? ». Un peu de sincérité et l’on comprend qu’un second sillon douloureux vient s’ajouter à celui que la peur a déjà creusé. Je suis français (ou turc, ou péruvien) et je me dis tous les jours « demain peut-être la France (la Turquie, le Pérou) devra lever le camp et moi avec ». Tous les jours.

Une guerre de religion mondiale, deux petits peuples sur le front. Deux petits peuples qui –quelques accords qu’ils concluent entre eux- sont privés de toute souveraineté véritable. Ils n’ont d’existence que celle de symbole, ils ne sont pas les citoyens des contrées qu’ils défendent mais les enjeux d’un conflit qui leur échappe de tous côtés. Ils sont les conscrits sacrifiés par le tirage au sort. Ils sont les accusés d’un combat dont ils ne bénéficieront jamais, ils ne seront ni l’un ni l’autre félicités s’ils sont vainqueurs, ils n’ont ni l’un ni l’autre le droit de baisser les bras et de disparaître : en l’absence de boucs émissaires la culpabilité des nations de tous bords deviendrait trop effroyablement évidente. On a planté leur tente dans l’arène tandis que sur les gradins télévisuels du monde entier les spectateurs comptent les coups et définissent les règles du « jeu ». « Battez-vous entre vous mais sans coups interdits, hurle la foule immense ! Toi tu harcelles, carton jaune ! Toi tu réponds en bombardant de manière disproportionnée, carton rouge ! ». Massacres, deuils, misère, honte aux vainqueurs quand il y en a, les punitions vont bon train. A chacun son lot de douleur.

Comme il fait bon naître Français. Bonheur insolent, installé sur une place assise. La légitimité est une chance.

Seule question qui vaille pour trouver le coupable : à qui profite le crime ?

Un conflit sans vainqueur ni vaincu, sans conclusion prévisible à une échéance imaginable, comment est-ce possible ? Cette intelligence collective qui a jusqu’ici réussi à sauver l’humanité des dangers qui l’ont menacée à de nombreuses reprises, quel est son calcul ? Quels bénéfices pour des sacrifices à ce point exorbitants ?

Le story-telling et ses bienfaits n’apportent à cette question qu’une réponse dérisoire. Certes l’histoire que nous venons de nous raconter est riche en occasions magnifiques pour les hommes politiques de tous bords. Certes les journalistes de toutes nationalités disposent là d’un troupeau de marronniers dont les floraisons rebondissent en toutes saisons. Mais le ticket semble trop cher, qui aurait les moyens de s’offrir un tel spectacle ?

Il y a bien les extrémistes. Quelle aubaine pour les islamistes radicaux, Israël constitue un outil de combat qui rallie à leur cause des pans entiers du monde occidental et facilite, dans l’autre camp, le recrutement de jeunes terroristes. Quelle aubaine pour les racistes de tout poil, ils ont même la chance de pouvoir choisir le camp : l’antisémite peut y trouver son miel tout comme l’anti-arabe. Est-ce l’explication principale ? Les extrémistes et les voyous seraient-ils les seuls dirigeants de notre malheureuse planète ?

Que fait la foule immense des modérés ? Comment expliquer le costume d’oppresseur avide que le monde occidental se laisse tailler, en dépit de son aide financière massive à la Palestine, de ses bons offices diplomatiques et de ses efforts humanitaires ? Comment expliquer l’impuissance des modérés, qu’ils soient orientaux ou occidentaux ? Ils sont les plus nombreux, ils sont les plus riches, et pourtant leur voix est couverte par celle des minorités extrémistes dont les moyens sont au total fort modestes.

Osons une dernière fois l’irrévérence avant de conclure, cherchons du côté des conservatismes silencieux, des passivités complaisantes, du poids des habitudes, de la fatalité acceptée voire souhaitée, de la docilité des modérés. Le conflit est ancien, les hommes politiques en activité sont nés dans un monde où prospérait déjà cet abcès, les esprits se sont accoutumés à l’idée d’une situation insoluble. Sur place aussi de mauvaises habitudes ont été prises, un réseau de haine s’y est établi. Et si telle était la responsabilité principale ? Si la docilité des modérés était la plus dangereuse des ruses du Mal ? Si les responsables de cette guerre étaient ceux qui laissent faire ? Si les méchants étaient d’abord ceux qui ne savent pas se lever et dire non, quitte à susciter la dérision des bienpensants attachés à la modération de leurs propos plus qu’à tout autre chose ?

Il y a une vingtaine d’année l’un de mes amis, pris en otage dans une banque, se trouva soudain allongé sur le sol avec une balle dans le ventre. L’événement se déroulait au cœur de Paris, tout à côté de la Bourse du Commerce. Le bandit avait fui depuis longtemps et un groupe de badauds s’arrondissait autour du blessé, échangeant des hypothèses sur son état de santé, ses chances de survie, la liste des solutions disponibles, le déroulement de ce hold up peu courant. Le temps passait. Mon copain est homme de décision et il était resté conscient, ce qui le sauva. Après avoir attendu en vain une initiative il désigna du doigt l’un des observateurs et lui dit « Toi, tu files appeler le Samu, il y a un téléphone dans Ce bistrot » (L’histoire se passe en un temps où le téléphone n’était pas portable). Puis il missionna de la même façon celui qui appellerait la police. Docilement, les deux acteurs désignés s’empressèrent et le blessé fut conduit à l’hôpital. Saint Milgram, priez pour le Proche Orient.