Dans la foulée d'Etienne Wassmer et de son livre, Alexandre Delaigue déplore qu'en France…

…n'existe aucun mécanisme sérieux permettant de mesurer les effets des politiques publiques, contrairement à de nombreux autres pays.

On multiplie les niches fiscales, on engage des dépenses, sans jamais vérifier sérieusement si ces politiques atteignent leur objectif, si elles n'ont pas d'effets pervers, ou s'il serait possible de faire un meilleur usage des deniers publics.

Soit les données nécessaires ne sont même pas collectées, soit elles restent jalousement gardées par l'administration. Les dirigeants politiques ne souhaitent pas particulièrement que des experts indépendants évaluent leurs politiques et fournissent des informations potentiellement critiques aux électeurs ou aux parlementaires

Pour avoir exercé pendant 8 ans la profession d'évaluateur de politiques publiques, et continuer à la pratiquer en temps partiel, je partage ce regret…

Vous me direz, si j'ai été évaluateur, c'est que l'évaluation existe. Vrai !

L'évaluation des politiques publiques a même été lancée et généralisée en France… un grand nombre de fois. La plus marquante était l'oeuvre du gouvernement Rocard.

En pratique, il y a un flux de commandes qui permet à quelques centaines de personnes de faire de l'évaluation, dans les services publics ou en indépendants. Ces commandes viennent, pour l'essentiel, des conseils régionaux et des "agences", les établissements publics chargés d'une mission par l'Etat (comme l'Ademe, l'Agence française de développement, l'Agefiph, etc.) ; ainsi que de la Commission européenne, ou des pouvoirs publics qui bénéficient de financements européens.

Du côté de l'État, comme du côté des communes, presque rien.

Pourtant, de multiples institutions sont chargées par la loi de mener des évaluations. Il y en a au sein du Parlement, il y a la Cour des Comptes, le Conseil Économique Social et Environnemental, le Centre d'Analyse Stratégique, etc. etc. ; pour payer ces hauts fonctionnaires, il y a du budget. Et malgré tout cela, (presque) rien de sérieux ne sort.

Voilà qui nous permet de trancher l'interrogation d'Alexandre Delaigue ("Soit les données nécessaires ne sont même pas collectées, soit elles restent jalousement gardées par l'administration."). L'Administration n'est pas jalouse. Il y a des gens qui sont censés évaluer. Mais ils ne peuvent rien de faire de ce genre, faute de données.

Il y a plein de données, internes à l'administration, pour contrôler la conformité de la dépense, la légalité, le respect des procédures. Ça permet de faire du travail d'inspection, de contrôle, d'archivage.

Mais pour évaluer proprement dit, pour regarder les résultats et les impacts, pour savoir à qui et à quoi ont servi les décisions publiques, il faut sortir de l'administration. Il faut aller collecter des données nouvelles. Généralement, il faut interroger de larges échantillons de personnes physiques ou morales visées par la politique menée (ou qui la financent par des taxes).

Et pour cela, Il n'y a (presque) jamais de budget.

Pourquoi ? Sans doute simplement parce que personne, dans le système politique français, n'y a intérêt. Prendre le point de vue des personnes concernées, c'est introduire un nouvel "acteur" et lui donner du pouvoir, donc en prendre à tous ceux qui sont déjà là.

Il y a en France deux pouvoirs de légitimité absolue : le pouvoir d'Etat et le pouvoir municipal. Leurs détenteurs ne se considèrent soumis à aucune autre évaluation qu'à la sanction de l'élection ; pour le reste, ils considèrent leurs décisions comme démocratiques par définition. Alors pourquoi en évalueraient-ils les effets ? Ils se doutent bien que l'électeur vote selon d'autres critères… surtout s'il n'est pas informé.

Faut-il le regretter ? Il y a dan le monde des décideurs politiques soumis à une évaluation forte (Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, Commission européenne) : ce sont aussi ceux auxquels leurs citoyens accordent peu de légitimité ; ceux qui ont besoin de prouver en permanence qu'ils servent à quelque chose. Je ne les envie pas.

Comment associer légitimité et évaluation ?

Peut-être par un Parlement pluraliste, peut-être. Le Sénat, par exemple, fait bien moins mal ce travail que l'Assemblée. Peut-être aurons-nous demain une Assemblée avec plusieurs partis, une Assemblée qui s'interroge et débat, une Assemblée qui veut faire des lois efficaces, une Assemblée autre qu'une chambre d'enregistrement des volontés gouvernementales ?

On peut toujours en rêver !