Encore, donc, une réponse au toujours excellent edgar. Il titre "L'Europe contre la démocratie" en citant Paul Thibaud :

"Le parti européen hérite de traditions libérale, sociale-chrétienne, socialiste utopique, qui ont pour point commun de penser que les valeurs collectives sont à chercher dans la vie sociale, qu’elles sont encastrées dans un vivre ensemble qui les produit comme naturellement, par rapport à quoi l’Etat et la politique ne sont que subsidiaires, fonctionnels. Ces traditions voient spontanément la politique comme fausse, rhétorique, artificielle, elles ne la croient pas source de valeurs, elles se méfient de sa capacité de faire croire, d’aller à la réalité par les songes. On se trompe sur la dynamique européenne si l’on néglige qu’elle fut orientée à limiter ces grands producteurs de politique que sont les Etats-nations infiniment plus qu’à produire un autre vouloir, à faire couler d’autres sources du politique."

Je suis assez d'accord, dans l'ensemble, avec l'analyse de Paul Thibaud. Pour autant que je sache, la pensée démocrate-chrétienne, humaniste ou sociale-écologiste européenne actuelle s'est forgée, disons entre 1934 et 1968-72, sur une contre-expérience fondatrice, celle des totalitarismes nazi et soviétique.

Cette pensée veut affirmer la prééminence de la personne, et de sa capacité d'entreprendre avec les autres (une famille, une association, une entreprise...), sur la violence et en particulier sur la violence monopolistique d'Etat.

Comme l'écrivait il y a quelques semaines la blogueuse notzugzwang en pensant aux dictatures arabes :

"La violence circule de la sphère publique à la sphère privée, et vice-versa. Pour survivre en tyrannie, il ne suffit pas de savoir se taire un peu, ni se faire simplement discret. Il faut mourir à soi-même, n’être qu’une ombre chinoise".

Cette pensée, démocrate au sens large (écologique, libérale, centriste, etc.), a donc été, de façon très cohérente, à la fois décentralisatrice et européiste, pour que le pouvoir soit de plus en plus dans les mains d'autorités pacifiques, fonctionnant sur le consensus. Et de moins en moins dans celui d'Etats suspects de préférer la violence, le "passage en force", suspects de vouloir imposer leur propre ordre institutionnel aux dépens des personnes, des entreprises, des familles et des associations (les "corps intermédiaires", dans le jargon démocrate-chrétien).

Cependant, assimiler cette hiérarchie de valeurs à un rejet "du politique" dans son ensemble me semble erroné.

Ce n'est pas toute la politique qui semble "fausse, rhétorique, artificielle" ; c'est seulement la forme de politique qui fait miroiter à l'électeur un mirage de toute-puissance, par une sorte de possession collective de la force armée ; et qui l'éloigne ainsi des possibilités de coopération, de construction collective, d'harmonie sociale ou écologique. Si l'on oublie les régimes criminels des années 40 ou 50, et qu'on en reste à des régimes respectueux de l'ordre républicain et de l'élection, la Présidence française actuelle est un exemple-type de ce que cette pensée "européenne" (sociale-chrétienne, écologiste, etc.) abhorre.

Donc le caractère très négatif de la dernière phrase de Paul Thibaud me semble erroné — de même que sa conviction apparente (selon cette citation) selon laquelle les Etats-nations seraient les grands producteurs de politique. Ce qui ferait d'ailleurs bien rire les Suisses, les Belges ou les Burkinabè, qui ne sont certainement pas moins politiques ni moins démocrates que nous autres Français.

Je suis donc encore moins d'accord avec la conséquence qu'en tire edgar dans son titre, "L'Europe contre la démocratie"

C'est au contraire, de mon point de vue, en tant que démocrate, que cette école de pensée s'est méfiée des Etats (cf. le départ du MRP des gouvernements de De Gaulle, en 1962).

Qu'une classe sociale, techno-politique, issue de cette famille de pensée, se soit, ces dernières années, institutionnalisée, ossifiée, au point de se prétendre légitime et pérenne indépendamment des échéances électorales et du vote populaire, c'est une triste maladie. Cette maladie me semble, hélas, commune à tous les groupes socio-politiques qui détiennent un pouvoir ; je doute que les bases philosophiques soient en cause.

Pour prendre un exemple, le MoDem, un des héritiers de cette tradition, propose qu'il y ait, pour l'élection au Parlement européen, une fraction de sièges élus sur des listes pan-européennes : c'est, me semble-t-il, donner plus de place au débat démocratique, et plus d'influence au citoyen sur les lignes politiques… et non pas, moins d'influence.


Tout ceci dit, qu'est-ce que j'en pense aujourd'hui ?

Dans une économie mondialisée, dans une vie quotidienne mondialisée (Facebook...), la place des Etats a profondément changé. Le risque de les voir exercer une pression totalitaire sur leurs citoyens est bien plus réduit que dans les années 30 (même si ça existe encore). Eux aussi pourraient être considérés à juste titre comme des "corps intermédiaires", "producteurs de politique et de démocratie", par la même pensée social-chrétienne ou écologiste, qui s'en méfiait hier, quand ils étaient en mesure de faire régner sur toute la société l'ordre de fer de la dépersonnalisation.

Et voilà pourquoi, Monsieur, votre fille est muette — ou plutôt, voilà pourquoi François Bayrou se fait traiter par ses anciens amis de gaulliste à contre temps, ou se fait reprocher de trahir les valeurs européennes-décentralisatrices, qui seraient, selon quelques fins de race, l'ADN du centre ;-)

Nous croyons que la République peut devenir, et doit devenir une organisation sociale qui porte à son maximum la conscience et la responsabilité des citoyens, une démocratie.