Les "collectivités territoriales" ont un sens, une force, une efficacité si les personnes qui vivent sur le "territoire" forment une "collectivité", un collectif solidaire. C'est la seule base possible d'organisation des territoires.

Il y a trois types de territoires dont la plupart des habitants se sentent solidaires :

  • la commune, du petit village à Paris ;
  • certaines régions, pays, îles, bassins… en particulier dans les 60% de la France hors du grand bassin parisien ;
  • la France elle-même[1].

La commune est, à mon avis, l'échelle où peut s'organiser la solidarité entre les gens - organisation du cadre de vie, gestion du chômage et du revenu minimum, aide aux personnes dépendantes, etc.

Démolissons au passage le mythe "les villages sont trop petits" ; voir ce qu'en dit François Bayrou ; la communauté de communes permet sans doute de mieux gérer des équipements ou services - écoles, déchets, etc. - et ses élus devraient rendre compte directement aux citoyens. Cela ne demande pas de supprimer les communes - simplement une élection aux deux niveaux simultanément, comme à Paris avec ses mairies d'arrondissements.

Certains services sociaux demandent plus de technicité, parmi ceux qui dépendent aujourd'hui des départements, mais ceux-ci les gèrent bien souvent à une échelle plus fine, proche des communautés de communes… Il n'y a donc pas forcément besoin d'une collectivité territoriale à l'échelle du département.

Quant au besoin qu'auraient les villes de se regrouper en intercommunalités (communautés d'agglomération), c'est du pipeau. Une ville de, par exemple, 20000 habitants, devrait gérer bien mieux qu'un système à deux niveaux 20000 / 200000 … dont le second niveau serait un fromage pour élus majoritaires, sans responsabilité devant les citoyens. Voir ce que nous en disait, il y a un an, une de leurs créatrices, Jacqueline Gourault. Les agglomérations sont, pour l'État, un moyen de forcer les communes à partager les recettes liées aux implantations d'entreprises (la taxe professionnelle), et pour les communes, un moyen de grapiller des subventions d'État - et qui les paye, messieurs dames ? c'est nous !…

Car le 2ème principe de base pour organiser les territoires, toujours à mon humble avis, c'est la solidarité nationale. Nous regardons tous la même télé, nous ne faisons en général pas grande différence entre un fait divers survenu à Metz ou à Périgueux - le débat politique est essentiellement national, les débats régionaux ou départementaux se passent entre initiés, au moins sur 80% du territoire. Le système doit donc garantir l'égalité des droits des citoyens sur le territoire national. Ce qui limite, forcément, les pouvoirs des collectivités territoriales, y compris leur pouvoir de lever l'impôt.

Cela ne veut pas dire que tout soit géré par des administrations d'État ; cela veut dire que, pour les services publics gérés localement, les collectivités aient les mêmes moyens de rendre ces services.

Donc, pour moi, la taxation locale des entreprises (taxe professionnelle notamment) devrait être limitée à l'équivalent du coût de leurs implantations pour les collectivités. Le système devrait empêcher ou décourager le dumping fiscal entre collectivités. La grande majorité des recettes des collectivités devrait être simplement liée à leur population, X euros par habitant, donc péréquées à l'échelle nationale.

La difficulté constante, en France, c'est d'organiser l'échelle intermédiaire, départements / régions / grand Paris / métropoles. Pourquoi est-ce difficile ? Parce que le territoire est très hétérogène, façon fractale. L'échelle à laquelle les choses se passent n'est pas du tout la même d'un endroit à l'autre. La carte INSEE des "territoires vécus" le montre très bien (PDF, 3 MO) - regardez par exemple les environs de Paris, et ceux de Laon - c'est le même fonctionnement pyramidal, d'essence féodale, à l'échelle de 12 millions d'habitants dans un cas, 40000 dans l'autre.

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Pire, la fractale ne marche pas partout. Regardez sur la carte les pôles ruraux de l'Argoat en Bretagne, ou l'organisation Ouest-Est, des Vosges au Rhin, des territoires alsaciens. Quant à la Guadeloupe, elle n'est même pas sur la carte - peut-être que l'algorithme de découpage ne marche plus, sur les très grandes communes des Antilles ?

Donc la méthode uni-taille, "une même attribution de compétences pour tous", "départements à la taille d'une journée de cheval" et autres "régions de taille européenne", ne peut pas marcher en France. Elle peut marcher dans la logique pyramidale, napoléonienne, de contrôle par l'État central ; elle ne peut pas marcher si on veut favoriser l'initiative, la responsabilité, la création, si on veut valoriser la (bio)diversité de nos territoires.

Comme je l'ai écrit au début[2], je crois que les Régions seront (enfin) des espaces efficaces de développement durable, si les gens (citoyens, acteurs économiques et sociaux) se sentent durablement solidaires. Ce qui peut être vrai en Pays Basque français (moins d’un département), en Alsace (deux départements) et sans doute pas en région Centre (8 départements) ni même dans mon Ile-de-France (8 départements aussi).

Bref, pour revenir au débat de 1789, si on veut des Régions capables de développement endogène, de prise de décision, et pas seulement des échelons de gestion de services publics, il faut raisonner “traditions culturelles et frontières naturelles” plutôt que “découpage en parties égales”, “provinces” plutôt que “départements”.


Billets antérieurs au sujet de nos territoires et de leur gouvernance : Une utopie représentative (modes de scrutin dans les Assemblées) (mai 2000) ; Décentralisation et égalité au sein du territoire de l'État (juillet 2002) ; Quelles frontières, après l'illusion des "territoires de projet" ? (décembre 2003) ; Un projet pour les régionales (janvier 2004) ; Décentraliser pour de bon (avril 2004) ; Réseauter les entreprises innovantes, vraiment ? (avril 2004) ; Quel découpage pour les régions ? (mai 2004) ; Sénat : à quoi sert une deuxième chambre ? (octobre 2005) ; Communes, régions, État, Europe, monde… faut-il grossir pour décider ? (texte de Jean-Jacques Rosa) (avril 2006) ; "Regarder la France" (4) : "L'Hexagone, chef d'oeuvre en péril" (textes de Jean-Marie Domenach) (juillet 2006) ; "Libérer la croissance", beau titre, mais il eût fallu plus de liberté de pensée (sur le rapport Attali, notamment la proposition F19 de suppression du département) (février 2008).

Complément (25 fév.) : Voir bien sûr dans Le Monde , Libération ou Le Figaro les propositions annoncées du comité Balladur, et quelques réactions de lecteurs. Ces réactions partent dans beaucoup de directions différentes, généralement sans être basées sur des témoignages ou des faits, ce qui illustre bien la difficulté du sujet : quand on est en position de décideur (ou qu'on s'y représente) et qu'on maîtrise mal le sujet, on fait du Meccano avec l'organisation. La remarque vaut certainement aussi pour mon billet, au lecteur d'en juger ! Petit passage "blog professionnel" : vous avez besoin d'analyser ce qui se dit sur internet sous l'angle de la représentativité de ces propos, entendre les échos de la vraie vie au-delà du genre littéraire "internet" ? C'est chez nous que ça se fait.

Notes

[1] En tout cas la métropole. Je suis ignare ès îles et ès Guyane, prêt à penser et même convaincu d'avance que l'attachement à la France y existe tout autant ; avec, j'imagine, d'autres mots et sentiments.

[2] Et d'abord chez Jean-Paul Chapon