Le gouvernement semble avoir été surpris par l'offensive générale de la CGT. C'est pourtant bien la CGT, et FO, que cible la dernière version de la "loi Travail".

Tout ce qui reste en effet de son dispositif initial, c'est le fameux article 2 (ainsi que la baisse de la rémunération des heures supplémentaires). L'article 2 dit que les entreprises n'auront plus à respecter les "conventions collectives" signées au niveau des "branches professionnelles" : celle des banques, celle de la "métallurgie" avec l'automobile, etc. Un accord entre la direction de l'entreprise et les syndicats, ou un référendum d'entreprise, auront plus de poids que les accords de branche. Cela servira surtout aux grandes entreprises avec représentation syndicale.

Aujourd'hui les syndicats vivent d'un financement public massif. Leurs adhérents sont essentiellement les fonctionnaires dont ils encadrent la carrière, l'avancement, face à la complexité des statuts et à la faiblesse des employeurs publics.

Les syndicats parviennent néanmoins toujours à "défendre les acquis sociaux" dans les secteurs économiques privés, grâce aux "accords de branche" qu'ils négocient avec les syndicats patronaux. Beaucoup de salariés du privé — j'en juge d'après des discussions dans les trains bondés les jours de grève — se sont habitués à être défendus par procuration, par les grèves et blocages des agents publics ou de quelques secteurs stratégiques. Mais faire grève soi-même, dans le privé ? La simple idée fait écarquiller les yeux.

La Loi travail laisserait donc les patrons d'entreprise face à des salariés habitués, depuis des décennies, à ne plus défendre eux-mêmes, collectivement, leurs conditions de travail, leur temps de travail, leurs emplois.

J'en vois bien le danger ! D'autant que je travaille en start-up, un type d'entreprise où les mots de syndicat, de comité d'entreprise ou… de temps de travail, sans parler de chèques-vacances ou je ne sais quoi, sont moins employés que du chinois. Ce sont des "entreprises libérées" au sens où on ne s'y assied pas pour négocier, pour des réunions, pour travailler sur le travail : on y travaille tout court. Les salariés comme les dirigeants ont pour obsession l'accomplissement des projets, pour la survie et la percée de l'entreprise, et n'ont guère de cellules grises disponibles pour la règlementation sociale. Heureusement qu'il y a des règles ! Et pour les négocier, heureusement qu'il y a des spécialistes du travail et du droit. Comme les syndicats, de travailleurs et d'employeurs.

C'est là que le bât blesse : où sont ces spécialistes ? où sont les négociations ? Dans des "branches" qui représentent l'économie d'il y a 70 ans.

Cette situation paralyse l'économie française, et ne protègent les acquis que d'une minorité de salariés anciens. La cogestion d'EDF par le corps des Mines et la CGT depuis l'après-guerre a produit, après de grands succès, le monstre archaïque et surendetté d'aujourd'hui. La mainmise de la CGT sur les ports français a ouvert des boulevards, depuis les années 70, à Anvers et Rotterdam, et aux norias de camions qui nous approvisionnement de l'étranger. Depuis les années 80, les industries automobiles, et d'autres, ont renoncé à embaucher des ouvriers, pour éviter les conventions collectives, et surpayent des intérimaires, la France est ainsi devenue le paradis de l'intérim et de la précarité. Depuis la même époque, toujours pour éviter la CGT, les imprimeries se sont massivement robotisées, alors que dans les autres pays, elles restent de grands employeurs. Les conventions collectives de la banque et de l'assurance ont fait naître un autre monstre typiquement français, les "SSII" parfois appelées "cabinets de conseil" ou plus modestement "prestataires", qui leur fournissent à prix d'or des informaticiens sous-payés par rapport aux employés de banque. Quant aux start-up, quels syndicats de travailleurs ou de patrons ont élaboré des règles efficaces dans notre type d'activités ?

Bref, la protection des "acquis sociaux des branches" a fini par dévoyer l'organisation du travail et de l'économie française… sauf dans les branches où les syndicats sont faiblissimes, comme dans la grande distribution ou l'hôtellerie-restauration, fleurons de notre économie devenus aussi les emblèmes de l'exploitation capitaliste.

Pour couper les branches mortes et rouvrir la voie au développement économique, le gouvernement veut donner la priorité aux accords d'entreprise, inverser la hiérarchie des normes.

Je crois qu'il faudrait faire juste l'inverse. Re-hiérarchiser les normes. Légiférer au niveau du pays. Laisser tomber les branches mortes — d'autres pousseront demain.

Protéger l'ensemble des salariés, et donner des règles saines à l'ensemble des entreprises. Ouvrir la voie à la transformation numérique dans tout le tissu économique. Pour que la concurrence entre entreprises se fasse, non sur leur capacité à pressurer ou à exploiter, mais sur leur capacité à faire collaborer, innover et produire.