Grâce à Etienne Wassmer, j'ai découvert cet article tout récent et essentiel de Joseph Stiglitz, qui propose tout simplement de refonder une science macro-économique qui incorporerait "l’analyse du risque, de l’information, des institutions, des inégalités, de la mondialisation", et viserait "comme objectifs la stabilité non seulement des prix, mais du système financier global".

Voici un condensé de la 4ème partie, qui propose une analyse simple et profonde des raisons de la crise financière actuelle.

Ceci est un billet sérieux. Prenez un quart d'heure. Ça en vaut la peine, car c'est très lisible : ce n'est pas de moi, c'est de lui[1].


"La crise actuelle est, selon certains, une sorte d’ “inondation séculaire”, un gros choc exogène, celui d’une rupture technologique (externe aux lois de l’économie).

Mais la plupart des observateurs, dont la Commission (américaine) d’Enquête sur la Crise Financière, de 2011, croient qu’elle résultait d’une bulle endogène, et était donc évitable.

L’un des objectifs de la politique (économique), c’est de réduire la fréquence et la violence des chocs.

Selon moi, les changements (récents) dans notre économie, liés pour beaucoup à la politique gouvernementale, ont au contraire rendu notre économie plus vulnérable.

Je trouve cette crise similaire à celle des bulles de crédit qui se sont succédées dans le capitalisme des deux derniers siècles – mais avec des spécificités.

Je propose quatre hypothèses, qui concernent respectivement le risque, l’information, le crédit, et les changements structurels et institutionnels.

4.1. Le risque

Première hypothèse : la vulnérabilité de notre économie aux risques a grandement évolué, et empiré, alors même que les marchés étaient supposés progresser dans ce domaine.

En fait, les évolutions de structure de l’économie ont amélioré sa capacité à gérer les petits risques, mais dégradé ses performances face à de grands risques (de façon similaire aux effets de la concentration industrielle, à l’unification des réseaux électriques, etc.).

Les régulations ont été démantelées, et on a nommé comme régulateurs des dérégulateurs, alors même que l’innovation financière donnait aux marchés les moyens de contourner les règlementations qui restaient.

L’abolition de la loi Glass-Steagall a conduit à une surconcentration des banques — et si une banque est « trop grande pour faillir », cela l’incite à prendre des risques excessifs.

Les dirigeants de banques ont été rémunérés d’une façon perverse : en camouflant les risques, certaines transactions apparaissaient hyper-bénéficiaires et leur rapportaient d’énormes bonus.

D’autres « innovations » du marché financier — les crédits hypothécaires à taux variables — ont transféré le risque sur les agents les moins capables de le porter, en l’occurrence les ménages achetant leur maison.

Autre « innovation », la titrisation contribuait à une sous-information des prêteurs finaux, qui dégradait la qualité des crédits immobiliers et accroissait le risque systémique.

Les recherches récentes sur l’intégration[2] interrogent aussi bien ses inconvénients que ses avantages, contrairement à la doxa antérieure . En général, l’intégration complète n’est pas une bonne chose ; et dans certains cas , il vaut mieux « pas d’intégration du tout ». (Ainsi,) les contrats entre banques pour se partager les risques, qui étaient réputés rendre le système plus stable, ont eu exactement l’effet opposé. L’interconnexion aide à absorber les petits chocs, mais amplifie les grands chocs.

Le risque systémique apparaît aussi quand des institutions financières, chacune « assez petite pour faillir », se comportent de façon corrélée. Or, les incitations à se comporter ainsi sont fortes, pour les institutions comme pour les individus. C’est la remarque de Charles Prince dans le Financial Times en juillet 2007 : il faut continuer à danser aussi longtemps que la musique continue — aussi longtemps qu’il reste de la liquidité sur le marché. Celui qui se comporte à rebours des croyances communes est sanctionné.

4.2 L'information

Deuxième hypothèse pour expliquer la crise actuelle : les évolutions du secteur financier, et de l’économie dans son ensemble, ont détérioré la qualité de l’information, et à travers elle la performance économique.

La titrisation, en transportant le risque des banques aux « marchés », a logiquement détérioré la qualité de l’information (des investisseurs) : des systèmes qui dispersent le risque réduisent, par le fait même, la capacité à l’apprécier.

Dans un modèle développé en 2010 par Anand, Kirman et Marsili, le fait qu’un individu gagne ou non à faire l’effort de s’informer (par exemple sur la qualité des crédits hypothécaires) dépend du fait que les autres s’informent également, ou non. Les auteurs montrent que le système peut alors s’équilibrer dans la situation où personne ne s’informe. Ce comportement est en effet rationnel pour chaque individu, mais il est catastrophique pour la collectivité .

L’évolution des marchés de produits dérivés fournit un second exemple de « progrès » sur les marchés, qui ont appauvri l’information. Ces marchés donnent lieu à beaucoup de transactions opaques, de gré à gré, impliquant des expositions géantes, pour des milliards de dollars. Comme on l’a expliqué plus haut, l’interconnection entre acteurs de ces marchés crée un risque systémique, or les mêmes acteurs n’ont aucun moyen d’apprécier ne serait-ce que leur propre exposition à ce risque. Et quand une telle information n’existe tout simplement pas, elle ne peut être reflétée par les prix de marché, et il n’y a aucune chance que le libre jeu du marché auto-régule les transactions.

Cette opacité croissante ne devrait surprendre personne : des marchés parfaitement transparents sont extrêmement concurrentiels donc permettent moins de profits aux intervenants… il y a donc structurellement une incitation à l’opacité. On a critiqué les rémunérations indexées sur le cours de Bourse, en disant à juste titre qu’elles conduisent à une prise de risque excessive et à un comportement court-termiste. Mais en plus, elles encouragent à l’opacité et à la dissimulation hors-bilan des pertes comme des risques.

4.3 Les marchés du crédit

(Si vous trouvez cette partie trop technique,… passez à la 4.4 !)

Les modèles économiques habituels représentent le secteur financier par une équation entre la demande et l’offre de monnaie.

En réalité, cette crise, comme beaucoup d’autres avant elle, est faite de changements brutaux dans l’offre de crédit ; qui n’ont pas forcément des liens étroits avec l’offre de monnaie.

Même si on mettait de côté la question de la disponibilité d’offres de crédit, et qu’on se limitait à regarder les taux d’intérêts proposés, il faudrait se poser la question du spread (l’écart de taux entre celui auquel le crédit est proposé à un demandeur, et celui de la banque centrale) : par exemple, pourquoi a-t-il augmenté depuis le début de la crise ?

Notre troisième hypothèse, c’est que les évolutions du secteur financier ont réduit l’efficacité du système de crédit, et l’a rendu plus vulnérable à un choc. Et que ces mêmes évolutions ralentiront la remise en route du crédit.

Une de ces évolutions est celle que nous avons citée plus haut : le développement d’un système bancaire hors marchés régulés (shadow banking) et de la titrisation. Autrement dit, les banques ont abandonné le métier du stockage pour passer à celui du transport (d’argent). Leurs « innovations » apparentes étaient, en pratique, destinées à contourner les dernières régulations.

4.4 Une transformation des structures

Ceci nous conduit à une quatrième hypothèse, suggérant que la crise pourrait être plus longue que d’autres avant elle : les transformations structurelles sont parfois associées à de longues périodes de sous-utilisation des ressources.

(Par exemple), les hommes Américains qui avaient leur emploi dans les usines et le BTP, que feront-ils demain ?

Certes, certains pays comme l’Allemagne ont réussi à conserver un secteur industriel avec un haut niveau de technologie, mais cela demande d’autres politiques éducatives et industrielles (que celles des Etats-Unis selon l'auteur — et de la France aussi, bien entendu).

Bien sûr, il y a bien des secteurs qui offrent à la société un très bon retour sur investissement : l’investissement dans les pays moins développés, l’adaptation du monde au changement climatique… Si les ressources en capital (dont l’économie classique a moins besoin dans nos pays) pouvaient être réorientées vers ces secteurs, la demande mondiale ne faiblirait pas (donc l’activité économique non plus). Mais comment les marchés financiers pourraient-ils orienter les capitaux vers ces secteurs à haut bénéfice social ?

Les services dont les gens sont très demandeurs aujourd’hui, ce sont l’éducation et les soins de santé. Mais ce sont des services financés par les fonds publics : dans la crise actuelle des budgets publics, ils auront du mal à se développer.

Ces évolutions structurelles (de l’économie, par la mondialisation) ont conduit à deux phénomènes qui freinent la remise en route :

  • Les inégalités croissantes dans nos pays : elles conduisent a priori à moins d’épargne (pour la plupart des ménages), à un endettement croissant, permis par une bulle.
  • L’accumulation de réserves dans les pays émergents, au-delà de ce qu’ils parviennent à utiliser : il s’agit maintenant de milliers de milliards de réserves improductives.

Or la façon dont la crise a été gérée jusqu’ici a rappelé aux acteurs l’intérêt d’avoir de larges réserves… et le taux de chômage des pays riches écrase les salaires à la baisse : donc, ces deux évolutions qui pèsent sur la crise ont été aggravées par elle !"


Voilà. Il n'y a plus qu'à élaborer, et surtout, faire adopter par les Français, les solutions !…

Notes

[1] J'assume la responsabilité d'une traduction souvent libre. Un remerciement à qui me signalerait un contresens ! Les (parenthèses) sont de moi aussi. Et les liens internes vers ce blog… aussi ;-)

[2] (Récentes en matière financière, où elles importent enfin — depuis les années 1985 en fait — les idées des années 60-70 sur l’autonomie, Ivan Illich, etc.)