Avec une amie, nous venons de rédiger un papier sur la façon dont les entreprises, après la crise, pourraient se rallier avec leurs salariés. On va peut-être chercher à le publier, je vous en reparlerai un de ces jours, mais hier elle m'a envoyé un lien vers cette interview dans Le Monde, qui dit l'essentiel. Bravo à Christophe Dejours, "psychanalyste, auteur de "Suicide et travail : que faire ?" (PUF, 2009).
Extraits.
"Ce qui est surprenant c'est que ... des personnes qui vont très bien" dans leur vie privée "se suicident. ... Il y a une bascule dans l'ordre social, dans le fonctionnement de la société, c'est aussi le signe d'une rupture dans la culture et la civilisation : les gens se tuent pour le travail."
Il y a trente ans, il y avait "un collectif de travail, des stratégies de défense. ... J'ai vu des ouvriers alcooliques qui ne pouvaient pas monter sur les toits pour travailler. Les copains lui demandaient de rester en bas. Ils faisaient le boulot à sa place. ... C'est impensable aujourd'hui ! On apprend aujourd'hui le pire alors qu'on apprenait le meilleur hier : la solidarité. C'est parce qu'on a adopté de nouvelles méthodes au travail que l'on a aujourd'hui un désert ..."
"A partir des années 1980, les gestionnaires se sont imposés ..., en introduisant l'idée que l'on pouvait faire de l'argent non pas avec le travail mais en faisant des économies ... Partout, on vous apprend que la source de la richesse c'est la gestion des stocks et des ressources humaines, ce n'est plus le travail. Nous le payons maintenant ! Cette approche gestionnaire croit mesurer le travail, mais c'est ... faux", elle ne mesure que "le résultat du travail. Les gestionnaires qui ne regardent que le résultat ne veulent pas savoir comment vous les obtenez : c'est un contrat d'objectif, disent-ils. C'est comme ça que les salariés deviennent fous, parce qu'ils n'y arrivent pas. Les objectifs qu'on leur assigne sont incompatibles avec le temps dont ils disposent."
"Les gens sont amenés à faire des tâches qu'ils réprouvent" ... cela "a avec le totalitarisme ce point commun qu'on traite l'humain comme quelque chose .., d'interchangeable. On lance des slogans pour faire croire qu'on fait des ressources humaines mais dans la réalité, c'est la gestion kleenex : on prend les gens, on les casse, on les vire. L'être humain ... est une variable d'ajustement, ce qui compte, c'est l'argent".
Pour évaluer correctement le travail, il faut partir de "la coopération et ... du travail collectif". ... "Il y ... des patrons qui viennent me voir pour me demander de changer les instruments d'évaluation. ... Les gens ont tout à (y) gagner. (Mais) des démarches s'arrêtent en cours de route. L'idéologie de France Télécom, c'est de casser les gens, les faire plier. Les gens ne comprennent plus. D'un côté, on demande aux cadres de virer des gens, de l'autre, on leur dit, vous êtes responsables de dépister les gens qui ne vont pas bien. La responsabilité incombe à ces managers tiraillés entre recevoir l'ordre de casser les gens et d'en assumer la responsabilité. Ils tombent malades. Mais il y a aussi le suicide, l'infarctus, l'hémorragie cérébrale."
"Pour en sortir, il faut un accord négocié."
Mon amie m'a écrit dans son mail de lire cet article jusqu'à la fin, parce que c'est à la fin qu'on comprend. La fin, je l'ai laissée pour ici. À vous de peser tout ça.
eh oui
suis-je de mauvaise foi si j'y vois un lien avec la supply side economy ?
@ Claudio Pirone : Je nsp, mes études d'économie sont trop anciennes. Il me semble que :
1) Il y a une cause commune à la vogue des "supply side economics" d'un côté, aux pratiques actuelles ne (non)gestion des ressources humaines de l'autre : cette cause commune serait la position de force acquise dans la société, par les directions générales de très grandes entreprises, réseautées et alliées au capital ainsi qu'au pouvoir d'Etat. Ces deux théories, dont l'une minimise le rôle du consommateur et l'autre celui du salarié, seraient deux relais intellectuels / argumentaires pour la domination de cette nouvelle classe dirigeante.
2) La production d'une entreprise, sa raison d'être spécifique, son identité collective - faire des chaussures, des Macs, des analyses socio-économiques - au-delà du CA ou de la part de marché, constitue plutôt une voie de re-personnalisation de l'entreprise, de ré-alliance entre dirigeants et salariés. C'était d'ailleurs dans les années 90 le premier article du premier chapitre des normes qualité type "iso 9001", ça l'est peut-être toujours ; même si les normes n'ont pas réellement conduit à centrer l'entreprise sur son identité collective, mais souvent au contraire à la rendre dépendante de corps règles imposées de l'extérieur.
En effet c'est un sujet tragique ces suicides à France Telecom et cela mérite des débats politiques et citoyens aussi!