(reprise d'un commentaire chez Laurent de Boissieu)
Déclameur : j'avais 8 ans en 1974 ... j'étais pro-Chaban au 1er tour et Giscard au 2ème.
En 1974, quand le centre démocrate[1] se rallie à Giscard (et que disparaît donc le Centre comme force politique indépendante), c'est parce que l'adversaire prioritaire des démocrates, c'est le communisme totalitaire. C'était la pensée dominante de toute l'intelligentsia de l'époque, et c'était politiquement en France la composante majeure de "l'Union de la gauche".
En face, après l'échec du parti gaulliste, un accord avec la droite "moderne" de Giscard est très acceptable pour les démocrates.
L'idéologie communiste et son succédané social-démocrate ont aujourd'hui explosé. Il n'en reste que des proclamations de valeurs. Beaucoup de leaders de la gauche, y compris des historiques de la première gauche, reconnaissent en public et dans leurs livres que si la gauche a un avenir, c'est sur les valeurs de démocratie et d'écologie.
Cela rend la gauche d'aujourd'hui compatible avec le centre - bien plus en tout cas que celle de 1974.
En face, seul projet perceptible de la droite ces dernières années, la vente à la découpe de la France à de grands intérêts privés.
Au passage, le cliché selon lequel un politicien ne peut passer que de gauche à droite, et pas l'inverse, est historiquement complètement faux. Le gouvernement Rocard comptait bien plus de ministres "d'ouverture" que le gouvernement Fillon.
Certes, dans les années 20 puis les années 60-70, des forces républicaines ou démocrates se sont agrégées à la droite : c'était simplement, amha, le résultat de la montée en puissance du parti communiste, et d'une "union sacrée" contre cet adversaire. Et même, cela n'a pas été constant (l'inverse s'est produit dans la Résistance, la gauche prenant le leadership contre l'ennemi prioritaire nazi et la droite pétainiste). Et cela n'a plus de sens depuis la fin des années 80.
D'ailleurs, les ralliements récents de gauche à droite se résument à une demi-douzaine de socialistes de second plan. Lesquels ne revendiquent même pas un changement de ligne : leur justification constante est un attachement personnel à Nicolas Sarkozy, combiné à un rejet de leur parti d'origine.
Cas particulier, Martin Hirsch, qui indique qu'il aurait fait pareil au même poste dans un gouvernement socialiste.
La question posée par François Bayrou ne me semble donc pas être celle d'une évolution du Centre, mais celle de l'identité de la Gauche : croit-elle encore avoir quelque chose en propre qui la rende incompatible avec un parti démocrate et écologiste ?
Je l'ignore.
Notes
[1] Plus précisément le centre démocrate de Lecanuet et les laïques radicaux de Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui s'étaient alliés aux législatives de 1973 sous le nom de "Pôle réformateur", environ 15% des voix.
J'aime. Beaucoup.
Parmi les ferments de l'alliance avec Giscard, il y avait aussi l'Europe et la décentralisation.
Il y avait surtout l'épuisement de Lecanuet qui, depuis la création du Centre Démocrate sur les ruines du MRP en 1963, était parvenu à porter son parti à 15 % des voix aux législatives de 1973, mais avec un nombre très décevant d'élus (une quinzaine pour le CD lui-même, une quinzaine d'autres pour son jumeau ennemi, le CDP, qui faisait partie de la majorité) qui n'avait permis de former un groupe à l'Assemblée qu'avec l'aide du pouvoir en place.
Les 12 ou 15 élus de 1973 n'avaient d'ailleurs en général rien de personnellement centriste, sauf Zeller en Alsace, Daillet en Normandie, et peut-être Briane dans l'Aveyron. Louise Moreau, dans les Alpes Maritimes, était une grande résistante connue pour ses engagements pour l'OTAN, le général Stehlin, à Paris, était un ancien chef d'état-major général de l'armée de l'air connu pour son engagement pro-Algérie française, Georges Mesmin (à Paris également), que j'ai connu ensuite d'un peu près, a menacé en 1986 de partir sur la liste du FN si on ne le prenait pas sur celle de l'UDF (il y avait une pression de Dominati), etc. De même que Bayrou a tenté de contourner le PS sur sa gauche, Lecanuet avait tenté de contourner l'UDR sur sa droite.
Excellent billet Frédéric.
Je ne nuancerais qu'une seule chose:
"L'idéologie communiste et son succédané social-démocrate ont aujourd'hui explosé."
Je crois que justement l'influence débordante de la frange gauche socialo-communiste n'a jamais permis l'émergence d'une véritable politique social-démocrate.
Aujourd'hui, je crois que la plupart serait bien en peine de distinguer de la social-démocratie du libéralisme social...et pour cause, seule l'origine diffère.
Nous militons tous aujourd'hui pour un libéralisme humain, la défense des libertés, la responsabilité individuelle et la solidarité.
C'est ce qui fait l'idéologie démocrate aujourd'hui et qui a vertu à fédérer aussi bien les socio-démocrates complètement coupés du communiste et de ses dérivés (aile centriste du PS et des Verts) ainsi que la droite modérée (démocrates-chrétiens, socio-libéraux, gaullistes, etc...).
Rappel passionnant, merci.
merci @ tout le monde,
@ Hervé Torchet : tout à fait d'accord, juste la dernière phrase me semble un peu excessive. Effectivement en 1973 les seuls élus du "pôle réformateur", ou presque, ont été des notables si bien implantés qu'ils ne craignaient pas la concurrence locale. Je pense que ceux qui ont été élus n'étaient pas représentatifs de la ligne globale de la campagne.
@ Nemo : effectivement "social-démocratie" est un mot valise avec tellement de poches qu'on peut y trouver plein de bonnes choses. Ma formule visait la poche : "succédané social-démocrate de l'idéologie communiste" ; c'est-à-dire le discours : "nous partageons entièrement les valeurs socialistes (ou communistes, les termes étaient à peu près synonymes il y a un siècle), nous pensons que l'analyse de Marx sur la société est juste, nous voyons en particulier la société comme structurée par le conflit d'intérêt entre détenteurs de capital et travailleurs, nous combattons le grand capital et nous méfions du petit, nous croyons qu'il faut donner à l'Etat un rôle central dans la société, etc., mais nous rejetons le coup d'Etat et la dictature du prolétariat, et voulons que le projet socialiste se réalise par le libre choix des électeurs dans une démocratie constitutionnelle."
Bref, le socialisme à l'intérieur des règles de la démocratie constitutionnelle.
Une contorsion intenable, qui est, selon moi, l'essence de la "première gauche" à la française, et la cause constante de ses échecs au pouvoir.
Excellent. Synthétique. Juste.
Et de plus, a fait ressortir l'Oncle Hervé et ses belles histoires (et précisions) du Centre!
Merci
Merci pour cet article, je le citerai quand je m'y mettrai. Il faut qu'il soit lu.
Quant à la réponse à votre dernière question, certains pourraient vous répondre spontanément : "le marché". Mais ce n'est qu'un exemple, et vous apportez d'autres éléments intéressants dans votre commentaire numéro 5.
@ FB : oui, je le referais rien que pour le plaisir de lire Oncle Hervé !
@ florent : c'est très juste, "le marché". Il y a une partie (majoritaire ?) de la gauche française qui voue le marché aux gémonies, et ne croit qu'à l'économie administrée par l'Etat.
Est-ce à dire qu'ils supprimeraient le marché une fois au pouvoir ? Non, je crois simplement qu'ils parviennent à vivre dans un petit monde peu concerné par le marché, entre "économies" publique, parapublique et subventionnée, et qu'ils laissent le marché à sa vie propre (de plus en plus dérégulé, de plus en plus dangereux). Plus exactement, ils abandonnent à quelques spécialistes (ou manoeuvriers, ou affairistes), le soin de faire l'interface entre pouvoir d'Etat et intérêts privés.
Dans la majorité de gauche de ma grande ville, je crois que hormis le Maire qui vient d'une très grande entreprise, aucun élu ne travaille dans le privé (aucun sur une quarantaine). Dans une ville à 10' de Paris, dont des dizaines de milliers de personnes partent chaque jour pour La Défense ou Saint-Lazare. Point aveugle donc.
Il y a une autre ligne possible, celle qui veut que la démocratie s'applique aussi aux marchés. Qui veut une économie (libre, privée !) régulée pour être plus robuste, plus solidaire, plus durable, plus créative, plus productive sur le long terme. C'est à mon avis la ligne de Barack Obama, de François Bayrou ou de Corinne Lepage. Ou de Jean Peyrelevade, Arnaud Montebourg, Vincent Peillon, Eva Joly...
Là, la gauche française a bel et bien une révolution culturelle à faire pour que notre démocratie soit "à l'épreuve des marchés" (pour reprendre l'expression de Philippe Auberger).
toujours aussi plaisant de vos lire. Comme pour les alliances, la question ne se pose pas à nous mais aux "autres"...