J'ai cherché le mois dernier à actualiser mon travail de 2005 sur la taxe Tobin. Voici une présentation de l'affaire, que j'ai essayé de rendre pédagogique. Vous remarquerez au passage que la taxe ne pourrait pas être mise en oeuvre d'ici le 6 mai 2012 : les promesses trop tardives n'engagent que celles qui les croient. Une version complète de cette réflexion, avec les liens vers les sources documentaires, est ici La_taxe_Tobin_4jan12.pdf ; merci d'avance aux commentateurs qui trouveraient mal fondées mes affirmations dans ce billet, de lire la version complète
Le développement des systèmes informatiques a permis l’emballement planétaire d’une activité financière déconnectée de l’économie réelle. Les mêmes systèmes permettront, dès la fin 2012, de prévenir cet emballement, car ils rendent faisable une taxe uniforme sur les transactions financières. Certes, elle rapporterait moins aux Etats que beaucoup ne semblent l’espérer… mais c’est précisément parce qu’elle réussirait à arrêter l’emballement des flux de transactions !
Freiner la spéculation pour éviter que son moteur ne s’emballe
Taxer les transactions financières, James Tobin l’a proposé pour « jeter un grain de sable dans les rouages de la spéculation », et empêcher ainsi que, trop bien huilée, elle ne s’emballe.
C’était une idée de Keynes, pour les marchés d’actions. Tobin l’a appliquée aux marchés des changes. Aujourd’hui, les produits financiers mixent actions, monnaies et toutes autres sortes de choses : il s’agirait d’une taxe générale, à taux unique, sur toute transaction financière.
L’ensemble des transactions mondiales représente plus de 80 fois la valeur de la production disons que chaque euro de valeur produite s’achète et se vend tous les quatre jours ! À cette fréquence, la finance décroche de l’économie réelle et peut partir en tourbillon, avec au final, un risque d’effets destructeurs pour l’économie. L’image est de Keynes : « la spéculation ne fait pas de mal lorsqu’elle n’est qu’une bulle au-dessus d’un flot continu d’activités productives, mais ce n’est plus le cas lorsque l’activité productive n’est plus qu’une bulle dans un tourbillon spéculatif ».
Il faut freiner la constitution du tourbillon, et c’est ce que ferait la taxe Tobin. Taxer les transactions, à un taux très faible (0,05%, 0,1%…), dissuaderait celles qui ne visent qu’un petit profit — le profit qu’on peut faire, en moyenne, en quatre jours d’évolution d’un cours. Alors, les intermédiaires financiers auraient plus d’intérêt à mettre en relation directement l’acheteur initial et le vendeur final. L’activité de transaction serait reconnectée à l’économie réelle.
Donc, l’intérêt de la taxe Tobin est de réduire considérablement les flux de transactions financières. De combien ? De moitié, des 2/3… ont imaginé divers auteurs. Mais ça ne suffirait pas à éviter l’emballement ! J’imagine plutôt 90% de baisse.
Cela réduira d’autant le produit de la taxe.
Au final, que prélèvera-t-elle ? Une partie des plus-values générés par l’activité de banque d’affaires. Celle-ci pèse de l’ordre de 30 à 40 milliards d’euros par an pour la France ; et une partie seulement de ce montant, vient des transactions multiples que la taxe dissuaderait. J'imagine, au final, une recette de l’ordre de 2 milliards d’euros pour la France, 50 milliards à l’échelle mondiale.
Cette recette modeste signerait son succès.
Si vraiment la taxe marche : est-elle faisable ? les Etats pourront-ils éviter l’évasion des transactions multiples entre établissements financiers, vers les Caraïbes ou ailleurs ?
Le risque d'évasion est bien réel. D’ores et déjà, les plus gros engagements transfrontières en dollars sont entre les Etats-Unis et les « centres financiers des Caraïbes », et ils représentent, avec 3800 milliards de $, plus du quart du PIB américain ! (graphique ci-dessous, source : rapport 2011 de la BRI. XM représente la zone euro.).
Faisabilité : le moment est venu
On peut imaginer que la complexité des produits financiers ouvre des boulevards à l’évasion fiscale.
Mais une taxe à taux unique simplifie grandement les choses : il suffit de taxer les flux de paiements, sans considération de leur motivation. Taxer à un même taux[1] les opérations au crédit et au débit, sur tous les types de comptes. Si des pays n’appliquent pas la taxe, il suffira que les mouvements de, ou vers, ces pays, soient taxés à un taux double.
Encore faut-il que tous les flux soient recensés. Pas d’impôt sans recensement, on le sait depuis l’Antiquité…
Précisément, les opérations « en back-office » sont de plus en plus centralisées, ce qui est une occasion de les recenser. Le FMI a publié une étude de faisabilité qui le confirme, « il y a des avantages majeurs à collecter la taxe à travers les opérateurs de change et les chambres de compensation ». Le délai de mise en place de la taxe ? 18 mois, selon l’étude.
Quant aux transactions sur produits dérivés (dont beaucoup échappent à ces opérateurs centralisés, alors que ce sont celles qu'il faudrait freiner en priorité), le problème du recensement devrait être réglé avant ces 18 mois : le G20 a décidé que toutes les transactions sur produits dérivés soient déclarées sur un registre électronique central, d’ici fin 2012.
Finalement, il n’y a plus qu’à décider à qui irait l’argent de l’impôt !
Et c’est là que ça se complique un peu : à l’État d’où la transaction part ? à celui où elle arrive ? à celui où sont déposés les comptes de l’établissement financier ? à celui d’où l’ordre est parti ? Chaque définition fournit son lot de clés des champs.
Cette difficulté-là, l’idée d’Attac la résout : faire de la taxe Tobin la première taxe mondiale.
50 milliards d’euros ne suffiraient certes pas à financer le Fonds mondial pour le climat, encore moins à sauvegarder l’ensemble des biens publics mondiaux, ni à éradiquer la pauvreté… mais justement : aucun risque que cet argent reste inemployé !
Version longue de ce billet, avec ses sources et citations : La_taxe_Tobin_4jan12.pdf. Et à l'attention de lecteurs d'orientation politique libérale, le billet : La crise fait mûrir le débat…
Dans la série : marchés erratiques et spéculation, je constate avec plaisir que ce blog remonte à la 106ème place du classement "eBuzzing", ex-wikio, et à la 162ème place du classement général dans blogonet. Merci en particulier à Laurent Grandsimon, Olivier S-C, Melclalex, L'Hérétique, Cédric A et Hervé Torchet !
Notes
[1] Contrairement à ce que propose le gouvernement. Mettre un taux élevé sur les marchés d'actions garantirait évidemment une recette stable, mais ce n'est pas l'objectif d'une taxe Tobin ! Cela devient un simple impôt de Bourse, dont l'intérêt est bien plus discutable.
http://www.bayrou.fr/article/augmen...
Connais-tu cette vidéo (émission de Bourdin) ? Après 3 mn et quelques, Bayrou émet l'idée d'utiliser au niveau national le gain des taxes sur les mouvements financiers. Je ne cherche pas la petite bête, ma question est simple : est-ce compatible avec l'idée (très bien argumentée par ton article) de l’utilisation des bénéfices de la taxe Tobin par les organisations onusiennes?
Amicalement,
Guillaume
J'ai vu cette émission … et tu sais que mon blog n'est pas (uniquement ?) consacré à répercuter les idées de mon candidat préféré !… F. Bayrou défend la taxe Tobin depuis 2001 au moins (alors que L. Jospin, qui l'avait mise en chantier, l'avait abandonnée sous la pression de DSK, dit-on, et du rapport très négatif d'Olivier Davanne) ; dans son discours du 30 août 2005 à Giens, F. Bayrou a proposé un ensemble de 4 solutions, dont la taxe Tobin, pour alléger les charges pesant sur le travail — spécialement le coût de la santé et de la politique familiale, dont on comprend mal pourquoi ils sont encore aujourd'hui à la charge essentiellement des employeurs.
F. Bayrou a re-cité cette idée chez J.-J. Bourdin, démontrant que la TVA "sociale" n'est pas le seul moyen d'arriver à cet objectif.
La différence est surtout cosmétique, car "l'argent est fongible" : si les politiques des Nations Unies étaient financées par la taxe Tobin, ça ferait autant de moins à la charge des Etats dont la France, donc autant de plus pour financer les soins de santé et la politique familiale…
La plus grosse différence d'appréciation entre François Bayrou et moi-même est sur le montant qui pourrait être collecté. Lui semble aussi optimiste là-dessus que la gauche et la droite le sont — et que les estimations faites par divers économistes le sont également. Je pense que la taxe serait plus efficace que cela pour dissuader les "transactions multiples" (à faible espérance de gain) ou, au pire (taxe nationale), pour les faire fuir dans les Caraïbes ; et que par conséquent, son produit resterait modeste, de l'ordre de 0,1% du PIB, 0,2% à tout casser (soit 2 ou 4 milliards pour la France). Disons, l'équivalent de l'ISF.
l'innovation et l'imagination sont l'ennemi du capitalisme - c'est pas moi qui le dit, c'est l'éminent économiste conservateur Joseph SCHUMPETER (1883 - 1950), dont on ne peut jurer qu'il fût un gauchiste bouffeur de cols blancs. Il affirma que les grandes organisations multiplient les cadres gestionnaires, les experts et les bureaucrates qui ne sont motivés que par le maintien de leur carrière et de leur position sociale (cf. effet MATTHIEU). Logiquement, le capitalisme conduit à la concentration du capital, ce qui favorise les grandes entreprises et les multinationales, l'organisation des grands groupes revenant à en confier les rênes à de supers administrateurs surpayés, appartenant déjà à la caste des rentiers capitalistes ou aspirant à le devenir.
Les initiatives favorables à l’innovation sont considérées comme un risque de bouleversement des hiérarchies auto-organisées, à l'exception des innovations techniques pouvant être favorables au maintien de la rente - les progrès informatiques des mathématiques statistiques pour minimiser les risques de prises de position en bourse en sont l'illustration. L'innovation « risquée » dont je parle, c'est celle qui est susceptible de bouleverser notre société par des solutions inédites de production ou d'échange (invention de la machine à vapeur, du moteur à explosion, internet, etc.).
Ce risque, nous dit SCHUMPETER, réside dans la capacité de « destruction créatrice » de laquelle je comprends, que l'économie est régie par des cycles faits de disparition de pans entiers de l'économie ou de domaines industriels consécutifs d'innovations rendant obsolètes les outils de production précédents, chaque cycle étant accompagné d'un progrès de société débordant sur le progrès social.
Le rôle de l’État dans ces bouleversements a souvent été primordial, car il a presque toujours porté les projets scientifiques qui ont conduit aux progrès de civilisation. Force est de constater qu'aujourd'hui le capital ne voudrait de l’État qu'il ne se cantonne qu'exclusivement à ses fonctions régaliennes intéressant la protection de la rente. Malheureusement, le niveau de masse critique atteint par l'organisation capitaliste rend impossible de générer en lui les aboutissements d'une quelconque innovation.
L'idée de la taxe pensée par James TOBIN (prix Nobel d'économie 1972 et élève de SCHUMPETER à Harvard) dans le cadre d'un libre échange raisonné, pourrait permettre un financement de certaines politiques publiques, l'objectif étant de mobiliser nos efforts dans les domaines où le capitalisme est structurellement déficient : La recherche, et ce, dans tous les domaines, qu'elle soit appliquée mais surtout fondamentale, car c'est là que réside le plus grand potentiel d'innovation. Cela passe inévitablement par un système éducatif et universitaire ultra-performant.
On commence quand ?
Tiens, ça y est, je sais ce qu'il faut faire! Il faut créer une taxation des transactions financières à deux étages, une sur des secteurs fixes, et une autre variable! On ne dirait que tous les 3 ou 6 mois sur quels échanges on taxe cette fois-ci, après que les bénéfices aient été réalisés! Comme ça, on décourage les fuites vers d'autres secteurs... ardu à mettre en place, mais pas si utopique que ça. Il suffit de le voter.
et merci pour ton explication! je n'avais pas imaginé que les nouveaux revenus tirés de la taxe Tobin se substitueraient aux subventions étatiques aux nations-unies.
Frédéric, tu cites Keynes. Je crois que c'est lui qui a parlé d'euthanasier le rentier, ce qui est tout de même plus radical ;p
Sur la taxe Tobin, Bayrou a dit samedi soir qu'il souhaitait qu'elle soit plutôt utilisée pour son but initial outre la modération des transactions : renflouer les pays les plus pauvres.
Je regrette de n'avoir pas assisté au discours de 2005 que tu mentionnes (FrédéricLN : j'ajoute le lien vers le discours dans mon commentaire ci-dessus), mais je donnerai bientôt mon opinion sur la réforme fiscale et sociale sur mon blog.
@ GuillaumeD #5 = merci pour la franchise de ton commentaire où je sens une nuance de désillusion !
Le point est plus précisément le suivant.
Une recette publique devrait se justifier par elle-même — par les besoins de financement du secteur public, ET par ses effets directs sur la société (effets positifs si possible, effets indésirables aussi réduits que possible).
De même, la dépense publique devrait se justifier par elle-même : par son utilité, et par son coût aussi réduit que possible.
Donc, du point de vue du consultant en politiques (genre moi), ce qui est intéressant dans la taxe Tobin, c'est qu'elle aurait en elle-même des effets favorables sur le secteur financier, en particulier, qu'elle dissuaderait une partie de l'activité financière la plus déconnectée de l'économie.
C'était aussi en gros, le point de vue de Tobin, raison pour laquelle il s'opposait à Attac! qui mettait en avant un critère de dépense (le développement du Tiers Monde).
Mais dans le débat public, l'opinion, ça ne se passe pas comme ça. Une taxe est intrinsèquement négative ; elle se justifie par les dépenses qu'on peut faire avec. Ça s'appelle "faire contribuer tel secteur à tel bien commun". Faire contribuer les propriétaires de voiture (jeunes et riches, à une époque) à l'aide aux personnes âgées, sans voiture et déshéritées par l'inflation : c'était le principe de la vignette auto. Faire contribuer le secteur financier, réputé s'être enrichi au-delà de son apport à la société, au financement d'une protection sociale nationale ou d'une forme d'aide sociale mondiale : c'est l'argumentaire pour la taxe Tobin.
Ceci dit, les choses se décantent (article du Monde d'hier, Cf. http://elysee.blog.lemonde.fr/2012/...) : ce qu'un pays peut facilement faire seul, et ce que Nicolas Sarkozy va probablement décider, c'est l'opposé d'une Taxe uniforme sur les transactions financières : c'est un impôt de Bourse sur les actions et obligations. C'est-à-dire, sur les titres liés à l'économie réelle et dont on devrait encourager la détention… (par opposition aux produits structurés opaques, ou aux dérivées secondes…). Pour le coup, la seule justification, c'est l'argent qu'on en tirerait…
Bonjour Frédéric,
Je ne viens que très rarement sur ton blog et j'en profite pour te souhaiter mes meilleurs voeux à toi, à tes proches et à tes lecteurs.
Merci de tes éclaircissements au sujet de la taxe sur les transferts financiers, laquelle est par ailleurs aussi au programme du parti CAP21 pour financer en partie la Sécurité Sociale .
Mais comme toi je pense également que le principal intérêt de cette taxe serait de "moraliser" la finance (si l'on peut parler de morale en martière de finance... enfin bref!).
Oui tu as entièrement raison d'affirmer que la modestie du montant prélevé signerait le succès de cette taxe.