Le centre démocrate a constamment du mal, en France, à faire entendre son idéologie, son projet, c’est-à-dire, en pratique, à faire sentir ce qui passera en premier dans ses choix. François Bayrou, à l’Université de rentrée, a mis en avant la « solidarité ». Ce mot me semble particulièrement judicieux.

Nous avons du mal à faire entendre nos valeurs fondamentales – si bien que nos adversaires feignent de croire qu’elles se résument à une ambition présidentielle … Pourtant c’est un problème de riches : c’est parce que nous en avons trop.

Il suffit de comparer avec la concurrence : la droite est, depuis 25 ans et la fin de la querelle scolaire, incapable de faire entendre une autre valeur fondamentale que « le pragmatisme ». (Lequel signifie en pratique l’absence de valeurs et de critères partagés : sur le devant de la scène, un grand remuement de n’importe quoi, et derrière le rideau, le partage de la France au profit de quelques copains, d’autoroutes en PPP et de pub télé en « mutuelles » santé). Nicolas Sarkozy a gagné la présidentielle, je crois, sur « l’identité nationale », il a pu ensuite la ranger au placard des mots, sans que nul ne s’en étonne.

La gauche est rassemblée derrière une indication directionnelle, « gauche », à laquelle personne ne donnerait le même sens. « Socialisme » et « communisme » sont devenus des mots épouvantails même pour les socialistes et communistes (le « NPA », il est pro-quoi ?). (Quelques auteurs expliquent tout de même qu’être de gauche, c’est être pour la « réduction des inégalités », sinistre double négation[1]).

L’écologie ressuscite sur le seul mot « écologie », comme quoi les valeurs ça compte ! Mais depuis dix ans, chaque leader Vert interrogé sur « l’écologie » sortait la réponse réflexe : « l’écologie, ça n’est pas que les petits oiseaux ! C’est aussi le social, c’est l’engagement à mener des politiques de gauche », ce qui nous ramenait au problème précédent.

Nous avons ... un problème de riches.

On nous a dit européens, libéraux, sociaux, pour une nouvelle gouvernance, réformateurs, populaires, humanistes, démocrates, et j’en passe - et même centristes.

Notre spécificité est-elle dans la responsabilité du citoyen, dans l’accord capital-travail, dans l’équilibre public-privé, dans l’architecture des institutions, dans le benchmarking des meilleures idées, dans la recherche de l’intérêt général, dans la fraternité comme charnière entre liberté et égalité, dans le principe de subsidiarité, dans la société civile jadis appelée « corps intermédiaires », dans la responsabilité financière ou écologique à l’égard des générations futures, dans une exigence de vérité et de transparence opposée aux doubles langages des pouvoirs ? J’en passe aussi : nous pouvons revendiquer tout ça, et ça fait trop.

Ça fait trop, et en même temps ça donne de l’épaisseur ! C’est un trésor, une nappe phréatique inépuisable qui nous permet de repartir de nos racines, après chaque saison sèche, et il n’en manque pas ces temps-ci. On repousse où on trouve un petit espace, une petite fissure dans la carapace des pouvoirs.

Zut, je voulais faire mon billet sur un autre sujet, et le voilà déjà bien trop long.

En bref, le choix des mots que nous mettons en avant est important (puisqu’il y en a trop pour les dire tous).

Le Centre des années 70-90 a espéré une synthèse gagnante « sociale libérale » entre performance économique et développement social. C’est le « libéralisme avancé » giscardien ou le « New Labour » blairiste. C’était un thème de la campagne 2002 de François Bayrou, et cela reste une inspiration des « nouveaux »-centristes, aussi improductive soit-elle. Cela n’a jamais rien rapporté électoralement depuis 30 ans – sans doute parce que cela s’adresse à la société d’avant 1974, fondée sur le clivage capital-travail dans de grandes entreprises industrielles à marché national.

La campagne de François Bayrou en 2007, si elle a très peu utilisé le terme de « centre » et encore moins « centriste », s’est beaucoup appuyée sur cette idée : mettre fin à la « guerre civile larvée » entre gauche et droite, associer les compétences et les idées venues des deux camps, trouver aux grands enjeux des réponses non-partisanes valables sur le long terme, etc. C’est un discours audible si les partis vous reconnaissent (contraints et forcés par l’opinion) une autorité supérieure, gaullienne.

A l’Université de rentrée, François Bayrou a utilisé le terme très obamien de centre « progressiste » (progressive) et un mot qui avait été très employé par la gauche française dans les années 80-90, « solidarité ».

Deux mots que la gauche est obligée d’accepter comme compatibles avec son vocabulaire.

Et qui pourtant, disent très nettement notre identité démocrate propre, notre différence par rapport à la « première gauche » dominante.

Être « progressiste », c’est un grand défi à une gauche devenue fondamentalement conservatrice, arc-boutée sur la défense des acquis sociaux, défensive face à un monde incertain et menaçant.

Choisir la « solidarité » contre le « chacun pour soi », c’est dessiner un modèle de société, là où gauche et droite s’opposent sur un modèle d’État – État providence comme État libéral ont le point commun de dispenser les citoyens de solidarité, d’encourager le chacun pour soi, chacun pour ses droits, chacun pour le bénéfice qu’il peut tirer de la société.

Une société « solidaire » c’est la seule façon de gérer efficacement un "petit monde" fragile, un monde « complexe » c’est-à-dire tissé d’interrelations, un espace saturé de communication.

Finance spéculative ou effet de serre - le « chacun pour soi » mène le monde à l’implosion. La solidarité est notre chance de survie, et notre espoir de progrès.

Notes

[1] Le RMI et la CMU, ça compte. Mais en quoi, au-delà des mesures sociales visant les très pauvres, la « réduction des inégalités » a-t-elle inspiré et inspire-t-elle les politiques de gauche ?