J'ai passé 10 jours en tout et pour tout au Tchad, en 2001 (aucun à Abéché, aucun au Darfour), et je ne suis pas romancier. Quelques jours assez secouants tout de même, notamment quelques heures dans un commissariat à N'Djamena, pour m'avoir inspiré une interprétation possible de l'affaire Arche de Zoé, octobre 2007[1]. Sur la base de…

Quelques images à la télé, quelques lignes dans les journaux. De quoi imaginer un scénario, peut-être complètement faux, aussi crédible qu'un autre[2].

Un tsunami raye une ville de la plaine, des Français devant leur télé, dont un pompier, le refusent. "Souvent l'engagement commence par un refus" (Bayrou). Ils s'engagent. Pour la veuve et l'orphelin. Il est plus facile d'aider l'orphelin.

Car face au malheur des orphelins dans ces pays dévastés, il y a le malheur des couples sans enfants dans notre pays au ventre plein. Ce double malheur est absurde.

Alors les pompiers décident de casser la muraille entre ces deux misères, de soigner l'une par l'autre.

Le tsunami a duré un instant, la guerre civile au Darfour dure des années. Il ne manque pas d'orphelins. Ni en France de couples prêts à adopter un enfant même noir, même déjà un peu âgé, même né musulman, même sans papiers. De couples prêts à braver le désordre du monde.

Les pompiers s'envolent, là où ils peuvent. Côté tchadien, côté camps de réfugiés. Mais les camps sont administrés, il y a des règles, onusiennes, claniques, ils n'y sont pas si bienvenus. Et les orphelins ont tous, presque tous, une famille. Car face à la récurrence des conflits, des sécheresses, des accidents, la famille est vaste au Sahel. L'oncle, le parent, l'habitant du même village, doivent assistance, si maigre soit-elle, doivent asile à l'orphelin.

Les pompiers sont en mission. En pays étrange, steppique, militarisé, silencieux, comme hostile. L'ordre onusien des camps. Le désert des Tartares en face. Le pouvoir incontrôlable des Goranes, Toubous, Zaghawas en turban et kalachnikov assis droits sur le plateau des Toyotas - bref, de l'armée. L'ordre impuissant et souriant, insubmersible, de l'administration civile. Le monde intérieur, caché tout au fond du puits des yeux des paysans et éleveurs. Incommunicable. Ils ne parlent pas français, d'ailleurs. Arabe ? Dialectal, nous dit-on. Et nous ne parlons pas arabe. L'ordre familier de l'armée française "prépositionnée" là-bas. Oasis.

On a pris un nom et un logo qui font crédibles, "Children Rescue" (parce qu'ici, non seulement on ne parle guère français, mais on ne connaît ni Arche ni Zoé), mais ça n'a pas suffi. Pas d'orphelins darfouriens accessibles dans les camps.

On les cherchera dans les villages.

Ce sont les mêmes ethnies parfois. Ils peuvent bien avoir été hébergés chez des parents très lointains, dans ces villages de l'Est du Tchad. Allons à leur recherche. Avec notre interprète. Notre chauffeur fera l'interprète. Il parle l'arabe des gens d'ici. Il nous dit que les chefs sont prêts à certifier que ce garçon, que cette fillette, ce sont des orphelins du Darfour.

Trop heureux, le chef, de se débarrasser de cette bouche à nourrir ? Et alors, qui sommes-nous pour le juger ? Il se dit que cet enfant aura une vie meilleure au pays des Blancs ? M. et Mme Martin, qui sont sur notre fichier, se disent exactement la même chose.

Cet enfant, de cette ethnie darfouro-tchadienne, on me demanderait de quel côté de la frontière est-il né ? Mais ça n'a pas de sens.

Les enfants tchadiens sont misérables. Eux ne bénéficient même pas de l'ordre onusien. La disette et la guerre civile, les accidents de la vie, frappent les villages aussi. Pourquoi un enfant tchadien aurait-il moins le droit à notre aide qu'un enfant du Darfour ?

Tous les enfants tchadiens. Les familles d'accueil sont prêtes. Elles feront le maximum pour les adopter. Ils seront riches ces enfants, infiniment riches par rapport à toute cette poussière, cette misère, cette patience infinie et ces dangers sans nombre qui sont le fil de nos quelques semaines ici au Tchad.

Certains, nous objecte-t-on, auraient des parents. Eh bien ?! Que les parents viennent les chercher, les nourrir, les éduquer, nous ne demandons pas mieux. S'ils ne le font pas, c'est qu'ils ne peuvent pas. C'est qu'eux aussi rêvent, pour leur enfant, du pays des Blancs.

Ce matin, mon chauffeur a carrément fait monter dans le 4x4 des enfants en leur donnant des bonbons. Je dois vous dire que je trouve ça carrément limite. Mais l'avion arrive après-demain. Nous ne pouvons plus finasser. On va régulariser. Si les parents veulent l'enfant, bien sûr qu'on le leur rendra, tu parles.


Nous voilà au commissariat. Nous avons la radio. L'UNICEF nous enfonce, nous traite de tous les noms. Ces bureaucrates. Ils disent qu'un enfant a le droit d'être éduqué par ses parents, mais tu les as vus, les parents ? Ils vont sortir leurs rapports d'évaluation, leurs politiques éducatives, ils vont prouver par A+B que ces histoires de parrainage et d'adoption créent des drames, que c'est beaucoup d'argent pour quelques enfants alors que des millions ont besoin de secours, ils vont dire au public de leur donner de l'argent à eux …

Mais grand bien leur fasse, s'ils savent faire ! Nous, on est pompiers volants. On fait ce qu'on sait faire. Donner des enfants à des familles au grand coeur mais sans enfants. Donner des parents à des orphelins. Ou pas. Mais on avance. Sauf que là, on nous coupe les jambes. Et tout le monde y ajoute son coup de poignard dans le dos, même l'État français, même l'ambassadeur, dont hier les soldats nous aidaient.


Ce matin, le Président est venu au commissariat se faire sa tranche de pub à la télé.

À la télé française devant les enfants en pleurs. Évidemment, avec ce débarquement de militaires, aux aguets, le doigt sur la détente !

À la télé tchadienne en nous accusant de toutes les saloperies de la terre : de trafiquer ces enfants pour des pédophiles, ou pour les tuer, pour les débiter en organes. On dégueulerait si on en avait encore le coeur. On dégueulerait au conditionnel, lui il nous accuse au conditionnel, tu parles. Il veut qu'on soit lynchés ou quoi. Il retient même prisonniers les Espagnols de l'avion, qui n'y sont pour rien, les pauvres. Pourvu qu'on sorte en vie de ce putain de piège.


Comme vous le savez, ils en sont sortis en vie.

Notes

[1] Qui avait été republiée sur agoravox, et citée par versac, merci à lui.

[2] À l'époque. Les témoignages et l'instruction permettent d'en savoir plus, en particulier sur Éric Breteau, décrit à la fois comme "idéaliste jusqu'au boutiste" et comme "menteur et manipulateur" mégalomane.