Les hasards de l'actualité me font retrouver sur mon mac un texte de l'automne 2006, auquel je tenais et que je croyais perdu, une tentative de résumé des propositions de Joseph Stiglitz dans son livre paru la même année.

Les règles du jeu économique mondial sont aujourd'hui définies par un et un seul type d'acteurs : les États. Elles ne nous sont imposées par personne, elles ne sont une fatalité pour personne : nous en sommes les codécideurs. Bien sûr, dans le domaine commercial, c'est l'Union européenne qui représente les États européens ; mais dans le domaine commercial, qui décide de la position de l'Union européenne ? Les États européens et eux seulement, réunis en Conseil.

Le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz a proposé des règles justes et durables dans son livre "Faire marcher la mondialisation", "Making globalization work". L'éditeur français a transformé le titre pour appeler le livre : "Un autre monde", ce qui dit bien le chemin qui nous reste pour « faire marcher la mondialisation » !

La mondialisation marchera si l'humanité parvient à réduire la pauvreté ; à rendre le commerce équitable ; à sauver l'environnement planétaire ; et pour cela, à rendre les mécanismes internationaux de décision plus démocratiques : il faut que la politique mondiale réponde aux questions que pose l'économie mondiale... au lieu de les laisser, comme aujourd'hui, sans autre réponse que de bonnes paroles.

Il faut en particulier un dispositif judiciaire international pour combattre la vente à perte, qui ruine les possibilités d’exportations agricoles de certains pays (pays cotonniers du Sahel...), et pour délibérer sur ce qu'on appelle les obstacles non tarifaires au commerce. Par exemple, des pays devraient pouvoir exiger l'étiquetage de tout produit contenant des OGM ; les Etats-Unis s'y refusent en estimant que cela dissuaderait l'achat : mais c'est au consommateur d'en juger. Un système judiciaire international devrait le dire.

Pour rendre le commerce plus juste, il y a déjà une organisation : l'Organisation Mondiale du Commerce. Nous devrions l’utiliser beaucoup plus. Car l'OMC autorise un pays victime de pratiques anticoncurrentielles à imposer des sanctions commerciales au pays qui lui cause ce tort. Or un pays cause du tort aux autres, quand il tolère l’opacité de ses compagnies minières qui opèrent dans les pays pauvres, quand il tolère de leur part les pots-de-vin et la corruption.

On dit parfois qu'il n'est pas possible de lutter contre ces pratiques en raison du secret bancaire et des places financières offshore. C'est pourtant très simple, au moins en principe : il suffit que la communauté internationale, ou même les seuls pays du G-8, interdise ce secret bancaire, et interdise aux banques actives dans leurs pays d'avoir des échanges d'affaires avec les pays en infraction. Cette approche a fonctionné pour la lutte contre le terrorisme, à l'initiative des Etats-Unis ; il suffit de l'étendre à la lutte contre le trafic de drogue, l'évasion fiscale et la corruption. L'exemple de la lutte anti-terroriste montre bien qu'il y a des valeurs assez importantes pour qu'on renonce à certains aspects du libre-échange ; eh bien, si les démocraties prenaient leurs responsabilités, il y a non seulement la sécurité, mais aussi d'autres valeurs que l'économie mondiale doit respecter ; parmi ces valeurs, il y a évidemment la sauvegarde de la planète.

Un pays cause du tort aux autres dès que son agriculture ou son industrie réduisent la biodiversité mondiale. L'OMC a donné raison aux Etats-Unis contre la Thaïlande, parce que l'activité des pêcheurs de crevette thaïlandais tuait certaines espèces de tortues en péril. Cette jurisprudence doit maintenant bénéficier aux pays signataires du protocole de Kyoto : un pays qui, comme les Etats-Unis, ne fait pas payer à ses industries leurs émissions de gaz à effets de serre, les subventionne ainsi aux dépens de l'atmosphère, donc de façon contraire aux règles de l'OMC.

Pourquoi y a-t-il tant de délocalisations de sites industriels ? En raison des coûts du travail, bien sûr ; mais aussi, très souvent, parce que les industries s'implantent sur le site le moins-disant en matière environnementale. Or les petits pays pauvres sont dans une situation telle qu'ils n'ont pas le choix. Ils tolèrent dans leur réglementation, pour quelques emplois et quelques royalties, des activités extrêmement polluantes. Les multinationales créent généralement, pour ces activités les plus polluantes, des filiales, qu'elles peuvent mettre en faillite en cas de problème, pour se dégager elles-mêmes de toute responsabilité. Il faut combattre cet effet pervers de la "responsabilité limitée". Toute entité possédant une part suffisante, par exemple la minorité de blocage, dans une société, doit être tenue pour civilement responsable des conséquences de l'activité de cette société.

Le commerce mondial doit devenir, en particulier, plus équitable dans le domaine agricole, pour permettre aux centaines de millions de paysans du Sud de toucher la juste rémunération de leur travail. Actuellement ils doivent brader leur production, parce que les subventions de pays riches à leurs propres agriculteurs permettent à ceux-ci de vendre à perte, à l'exemple du coton des Etats-Unis, qui ruine les filières coton d'Afrique de l'Ouest[1].

La Banque Mondiale et le FMI devraient fournir une assistance juridique gratuite aux pays pauvres pour éviter que ceux-ci ne soient floués dans leurs contrats avec les multinationales. Alors qu'au contraire, jusqu'ici, ces institutions incitaient les pays pauvres d'accepter des contrats dans lesquels eux-mêmes, pays pauvres, garantissaient la multinationale contre les risques liés à son activité. Banque Mondiale et FMI devraient proposer un cadre juridique sur les faillites qui permette à un pays de gérer cette situation de faillite, comme cela existe pour les entreprises ou les particuliers.

La Banque Mondiale et le FMI devraient revenir à leur mission initiale de veiller, non seulement à la stabilité économique mondiale[2], mais aussi à un développement durable : ils doivent aider les petits pays à se protéger contre la volatilité des marchés dont ils dépendent. Et pour cela, Banque Mondiale et FMI doivent prêter davantage quand l'économie des pays va mal, que dans les phases de croissance où les pays peuvent se passer d'eux.

Il faut également réformer le système mondial de réserves financières : le fait qu'il repose essentiellement sur le dollar constitue d'une part une subvention de plusieurs dizaines de milliards de dollars par an, des pays pauvres vers les Etats-Unis ; d'autre part, c'est une source de fragilité pour l'économie mondiale, puisque la valeur du dollar dépend de l'économie d'un seul pays. Il faut aller vers un système de réserve fondé sur un panier de monnaies, constituant une monnaie commune mondiale.

Les institutions financières internationales doivent réglementer l'activité de prêt aux Etats, ou de prêts garantis par les Etats. Les crédits, passés et futurs, consentis à des dictateurs et dont l'emploi ne peut faire l'objet, dans leur pays, d'un contrôle démocratique, doivent pouvoir être réputés nuls et non avenus. En d'autres termes, la dette odieuse, celle qui pèse sur des peuples pauvres et qui n'a rien développé, parce qu'elle a simplement grossi les comptes bancaires à l'étranger de leurs anciens dirigeants, doit être annulée. Cette disposition incitera très simplement les prêteurs à plus de prudence quand ils veulent traiter avec des dictatures.


J'entendais en septembre 2006 Joseph Stiglitz tenir les propos suivants sur France Culture :

La libéralisation des flux financiers n'est pas la panacée.

Le passage du communisme à l'économie de marché avait donné l'espoir d'une grande prospérité, mais le résultat est une pauvreté sans précédent. La responsabilité va à des institutions comme le FMI et la Banque Mondiale, qui n'ont pas réussi à régler les problèmes de développement : les pays d'Asie qui n’ont pas suivi leurs conseils ont été les seuls pays à s'en sortir. La pauvreté en Afrique a doublé au cours des 20 dernières années.

La libéralisation des marchés des capitaux peut accroître l’instabilité, les risques, sans stimuler la croissance ; au contraire, stimuler l'instabilité est mauvais pour l'économie. On peut le dire simplement, ou utiliser des modèles mathématiques pour l'expliquer. À une époque, l'idéologie était : "si vous êtes en défaveur de la liberté des marchés des capitaux, c'est que vous êtes contre la liberté !". Finalement, le FMI a constaté que dans beaucoup de pays pauvres, la libéralisation des marchés de capitaux avait apporté non le développement, mais l'instabilité.

Il y a trois ans, on prenait Stiglitz pour un original. La crise financière mondiale a montré où était le bon sens. Et si nous poussions nos gouvernements à prendre les décisions qu'il propose ? Un autre monde, libéral, capitaliste, mais responsable, ne serait-il pas possible ?

Notes

[1] Sur le développement des pays pauvres, voir aussi sur ce blog : "En attendant le vote des pauvres".

[2] Avec le résultat qu'on a vu en 2008 !