1. Il était une fois … le monde industriel, celui de la production et de la consommation de masse. Une panoplie de méthodes a été développée au long du XXème siècle pour étudier les consommateurs. Elles avaient au fond deux grands sujets, deux unités de mesure :

  • Les consommateurs – chacun comptait pour un, ou au prorata de leur consommation, petite, moyenne ou grosse.
  • Les représentations – opinions, images, ce qui peut se penser, se créer, s’échanger sur un marché, un produit, une marque – chaque représentation compte pour une, ou pour son potentiel de diffusion future.

Pour les consommations, on avait des références solides – démographiques, commerciales – donc des mesures fiables. Pour les représentations, presque rien. Les univers de représentations disponibles étaient très pauvres.

  • Le seul corpus public, la production des médias, n’exprimait que la vision du monde … des producteurs de contenus médias, filtrée par la contrainte économique. On trouvait en librairie des livres sur les tendances illustrées et démontrées par… des affiches publicitaires. Le serpent se mordait la queue.
  • Quant aux courriers papier (de lecteurs, de consommateurs), ils émanaient de toutes petites franges aux réactions très atypiques – passionnés, râleurs maladifs et lobbies.
  • Les corpus les plus fiables étaient constitués par les réponses ouvertes à des enquêtes ad hoc – quantitatives ou surtout qualitatives : cela demandait beaucoup d’énergie et de coûts, pour un résultat réputé décevoir de plus en plus, maintenant que les consommateurs / consommatrices maîtrisent les règles de l’exercice.

L’étude, quantitative ou qualitative, devait être indirecte :

  • D’abord extraire de la population un échantillon dont la diversité autorise l’inférence : « ce que dira cet échantillon exprime ce que dirait la population » ;
  • Puis faire s’exprimer ces personnes par le stimulus d’un enquêteur ou modérateur.

2. Dans le monde nouveau d’après-internet, l’expression et l’opinion s’organisent si différemment que les méthodes d’étude traditionnelles patinent.

Les annonceurs ont le sentiment de faire face à un « nouveau consommateur » imprévisible car autonome, connecté à d’autres, méfiant envers la marque, fuyant ou stratège face aux enquêteurs.

Ce n’est que l’une des manifestations de l’économie nouvelle, où la surabondance informationnelle a succédé à la rareté. Elle permet la personnalisation des produits, la constitution de réseaux ou communautés non géographiques, la cristallisation de discours collectifs différents de ceux convoyés par les mass media, la réappropriation et la reformulation des marques… Ainsi croît sur le web une jungle de représentations, souvent perçue, par les puissances de l’économie industrielle, comme une menace à contrôler.

3. En facilitant l’expression des personnes, le web 2.0 met à portée de souris le graal des études marketing et d'opinion (ÉMO) : un univers des représentations.

Des représentations disponibles gratuitement, sans enquêteur, frais de déplacement ni communication téléphonique, sans solliciter les personnes, grâce aux blogs et forums sur lesquels on échange aussi personnellement… que publiquement. Ou en les sollicitant très peu, dans les premiers access-panels auxquels on s’inscrivait pour le plaisir de donner son avis.

Ces représentations semblent souvent plus vraies, plus sincères, que celles que rapportent des enquêteurs : sur des questions intimes, sur l’actualité chaude, sur les heures que l’on passe ailleurs qu’en hypermarché ou devant la télé… l’expression spontanée de milliers d’internautes dépasse ce que les guides d’entretien et d’animation captent sur échantillon.

Dans cette jungle de représentations, des utilisateurs pionniers d’internet se sont proposés pour guider les puissances de l’économie industrielle. Ils ont utilisé, comme outils d’étude marketing et d’opinion, ce qu’ils utilisaient quotidiennement sur internet : ils ont quantifié des réputations en nombre de pages google, barométré du buzz avec blogpulse et technorati, copié-collé des verbatims pour écrire leur rapport d’exploration. Voir par exemple sur le blog « Intelligence collective », datés du 23 décembre, quelques extraits de l’étude « Je veux des luminaires ».

Ces outils du web apportent une fonctionnalité qui manquait aux études de l’ère industrielle : la veille instantanée. Avoir, deux heures après un événement, un rapport sur la façon dont des internautes l’ont perçu – ce qu’ils en ont restitué, apprécié, reformulé. Ces prises de parole à chaud traduisent-elles ce qu’aura perçu l’ensemble de la population ? C’est très incertain, mais la veille instantanée est pour consommation immédiate – elle se périme bien avant qu’on ait pu établir sa validité.

4. La facilité des outils d’exploration et de comptage du web est auto-bloquante – elle limite les « études marketing et opinion 2.0 » à la veille, l’alerte, la détection de quelques nouveautés.

Pour aller au-delà de l'exploration plus ou moins experte, deux branches d’analyse se sont développées depuis dix ans. Les deux me semblent avoir un potentiel limité pour les ÉMO.

L’une est la cartographie du web, science très productive depuis les débuts de la toile. De très beaux réseaux de liens ont été publiés. Ces techniques informent bien sur des réseaux émergents, sur des auteurs individuels (blogs) et leurs échanges en ligne – elles permettent ainsi de situer, au moins très grossièrement, un discours. Mais elles ignorent en quoi le web parle, ou non, de la vraie vie.

L’autre est l’analyse lexicologique, popularisée en France par Jean Véronis. Compter et associer des mots ou des expressions courtes – « iPhone », « senteur boisée », « 29 décembre 2008 » - l’envol d’oiseaux dans la jungle. Cerner les vocabulaires employés par des auteurs dans des contextes.

Pour reprendre les termes d’une professionnelle de l’analyse qualitative : une fois que l’analyse sommaire que permet ainsi le logiciel a mis en avant des expressions saillantes, le chercheur ne prend plus le temps de lire, l’analyse réduite aux mots ne sait pas « lire entre les lignes », alors que, les qualitativistes le savent bien, c’est dans ces creux entre les lignes, entre les mots, que se trouve le « noyau » du discours - que peut se trouver l'essentiel de l'information cherchée.

La façon dont cartographie et lexicographie se répondent, et/ou ont du mal à conclure de façon fiable, est bien illustrée par le billet de François Laurent sur le Blackberry Storm (« iPhone killer » ?), et la contre analyse du 28 décembre sur linkfluence.

Y a-t-il une alternative, une autre famille de méthodes pour rendre compte, de façon fiable, des univers de représentations, à partir de leur expression sur internet ?

C’est l’objet de mon travail de ces derniers mois avec un groupe de professionnels… d'une possible start-up dans les prochaines semaines… et d’un prochain billet sur ce blog !