Totalitarisme dans l'entreprise.

J'ignore si l'association de ces mots est ancienne ; je l'ai trouvée pour la première fois dans la très dense interview de Christophe Dejours. Selon lui, la logique gestionnaire actuelle "a avec le totalitarisme ce point commun qu'on traite l'humain comme quelque chose ... d'interchangeable."

Et le lendemain, j'ai entendu parler du mail d'adieu de Stéphanie à son père, un mail sans sujet :

"...je serais la 23ème salariée à me suicider. En effet je n'accepte pas la nouvelle réorganisation du service. Je change de chef et pour avoir ce que je vais avoir je préfère encore mourir. ... Je n'emmène avec moi que ma carte de donneur d'organes, on ne sait jamais..."

Ces mots m'ont terrorisé. J'y ai entendu les mots presque exacts de la protestation anti-totalitaire. Un être humain se range comme numéro, 23. Un être humain proclame la valeur de la vie (avec le don d'organes), mais place un refus plus haut encore.

Il y a quelque chose qui cloche. L'événement à refuser. "La nouvelle réorganisation du service". Ça a l'air minuscule, microscopique. Ça n'est pas l'armée rouge, pas les camps de Gaza, juste un nouveau chef 35 heures par semaine, hors congés maladie.

C'est ça qui est terrorisant. Que "la nouvelle réorganisation du service" puisse prendre tant de place aux yeux de quelqu'un, phagocyter une vie. Alors que des grandes entreprises se plaignent d'une supposée "désimplication" de leurs salariés ! Alors même que, lisons-nous, la politique interne de France Télécom était de pousser les gens au départ - de prendre le moins possible de place dans leur vie !

Totalitaire, Jean-Marie Rouart reprend le mot en titre de sa chronique de Paris-Match.

"On a cru que, les régimes politiques devenant libéraux, la société suivrait, permettant l’épanouissement de l’individu. Cet épanouissement, les 23 employés de France Télécom qui ont choisi de se suicider n’ont manifestement pas eu conscience d’en bénéficier. Il est un peu facile d’imputer leur mort aux nécessités d’adaptation à un monde qui change. La vérité, c’est que l’entreprise ­devient de plus en plus féroce ..., est en train de changer à la fois de nature et de finalité. Les Français éprouvent la violence des modèles de management anglo-saxons auxquels rien ne les avait préparés.

... C’est une conception de l’homme ... dont sont victimes aussi bien les consommateurs que les employés : on y développe ce même mépris de l’autre qui a fait le lit des régimes totalitaires."

En 1980, dans mon lycée catholique, notre professeur de philo nous avait fait étudier l'encyclique "Laborem exercens" (C'est en travaillant) du pape Jean-Paul II. J'avais été frappé par les condamnations symétriques dont Jean-Paul II frappait deux idéologies qui selon lui niaient la valeur humaine : le communisme d'un côté, "l'économisme" de l'autre.

Je ne connaissais pas ce dernier mot. Il m'apparaissait un peu comme un néologisme créé pour les besoins de la symétrie, pour ne pas apparaître trop pro-capitaliste. Bref, j'avais des doutes.

En 2009, le communisme totalitaire survit, hélas, dans quelques États du monde, mais il ne nous menace plus personnellement.

Mais l'économisme ?