Un ami-facebook me recommande l'article de Marc Dufumier "Mettre fin à la faim" dans lemonde.fr[1].
J'ai hésité à y aller, tellement je suis irrité (comme Jennifer) par les arguments déformants, l'intoxication médiatique, et les chiffres insensément bricolés, fût-ce pour la bonne cause... hélas, sur le sujet de la faim, ce bidonnage surabonde.
Mais la lecture valait la peine. Marc Dufumier pose ce qui me semble être un excellent diagnostic :
Il faut ... produire annuellement 200 kg de céréales ou leur équivalent en tubercules ... pour pouvoir nourrir correctement un habitant. Et nous ... produisons déjà ... plus de 300 kg ! Mais les populations les plus pauvres ne parviennent pourtant pas toujours à se les procurer sur le marché international, faute d'un pouvoir d'achat suffisant, (contrairement aux) fabricants d'aliments du bétail et ... usines d'agrocarburants. (Des) millions de personnes (sont) sous-alimentées dans les quelques grands pays du "Sud" qui exportent leurs surplus de grains et de viandes sur le marché international : l'Inde, le Brésil, l'Argentine, etc.
... Pour plus des deux tiers, les pauvres qui ne parviennent toujours pas à s'alimenter correctement sont des agriculteurs. ... Le dernier tiers est constitué de populations autrefois agricoles qui, faute d'être compétitives, ont dû quitter prématurément les campagnes et s'entasser dans des bidonvilles ...
Il existe ... d'ores et déjà de nombreuses et diverses techniques agricoles, inspirées de l'agro-écologie, qui permettraient à ces paysanneries d'accroître progressivement leurs productions et leurs revenus, en faisant un usage toujours plus intensif des ressources naturelles renouvelables ...
Mais pour y parvenir, que vaut la solution proposée par Marc Dufumier : "des droits de douane conséquents" sur les importations alimentaires de ces pays pauvres ou ... exportateurs alimentaires ?
Voici mon sentiment de non-spécialiste, invitant les meilleurs connaisseurs, du Sud ou du Nord, à me répondre !
Quoi que l'on pense ou non du libre-échange, cette surtaxation de la farine me semble absurde et infaisable politiquement, c'est-à-dire injustifiable devant une opinion quelconque, nigérienne ou française. Taxer, ou faire payer plus cher par les pauvres, l'importation d'aliments de première nécessité (farine, semoule...) ? C'est précisément ce qui avait déclenché les émeutes de 1989-90, après que le FMI ait imposé cette décision à des pays pauvres surendettés[2].
Il me semble qu'en pratique, la valorisation de la production agricole dans les pays pauvres se fait par la coexistence de deux circuits économiques, pour ainsi dire une double monnaie.
La production nationale est payée en monnaie nationale à très faible valeur.
La production importée est payée en devises ; les classes riches qui tirent leur richesse de l'exportation ou de l'aide internationale en devises, peuvent se payer les importations, les pauvres ne le peuvent pas.
Il reste donc un marché pour la production nationale.
Dit autrement : la production nationale suffit ou pourrait suffire, généralement, à nourrir les pays pauvres (y compris, ou à peu de tonnes près, dans un pays ultra-sahélien comme le Niger !).
Cet équilibre est fondé sur l'inégalité des revenus, ce qui est certes tragique, mais ne me semble pas provoquer, par lui-même, la faim. Qu'est-ce que cela devient quand le pays peut utiliser son sol pour exporter de l'alimentation, aux dépens de la production vivrière ?
En principe, si cette substitution se fait, c'est que la valeur créée (en monnaie) est plus élevée, ce qui devrait permettre aux paysans de se nourrir.
Mais à condition qu'ils touchent une part suffisante de la valeur créée par ces exportations. Que la valeur ne soit pas confisquée par des grandes entreprises (souvent appelées "les filières") qui abaissant les paysans au rang de "pêcheurs de perles" ultra-dépendants.
Bref, c'est à mon avis une question de démocratie interne aux pays pauvres (et exportateurs de nourriture), avant d'être une question de libre-échange vs. protectionnisme.
Je ne demande qu'à être contredit, bienvenue aux commentaires !
Quelques autres billets sur les pays pauvres et "le développement" : "Sur quels secteurs doit se concentrer l'aide publique au développement ?", "Le libre-échange doit aller jusqu'aux pauvres", "Développement des pays pauvres : un frein à l'émigration ?", "Vivre pauvre est un exploit", "Marché, pauvreté et précarité", "De la misère des nègres", "Pourquoi les habitants de pays pauvres auraient-ils moins accès aux soins de santé que ceux de pays riches ?", "D'où vient la dette de l'Afrique ?" ... ou le billet le plus lu de mon blog, "Souvenirs du Tchad".
PS - Merci à Christophe Rabiet pour le premier commentaire ! qui m'a incité à chercher un peu mieux d'où M. Ban Ki-Moon avait tiré son chiffre de "17000 enfants" qui meurent de faim chaque jour. Le site de la FAO parle peu des incidences de la faim ou de la sous-alimentation sur la santé et les décès. En revanche je trouve sur le site de l'OMS un document qui confirme et même augmente ce chiffre, un projet de plan à moyen terme 2008-2013 de l'organisation (PDF) :
Chaque année, plus de 5 millions d’enfants meurent de dénutrition et 1,8 million d’autres de maladies diarrhéiques d’origine alimentaire ou hydrique. ... . Les carences en micronutriments, notamment en fer, en vitamine A, en iode et en zinc (ce que l’on appelle la « faim cachée »), sont un problème majeur ... La dénutrition est la principale menace pour la santé et le bien-être dans les pays à revenu faible et moyen, tout comme au niveau mondial. L’obésité de l’enfant est également un problème de plus en plus reconnu, même dans les pays à faible revenu.
Le même document propose pour combattre ce fléau une stratégie qui me semble très solide, pp. 81-82.
PS2 - Christophe Rabiet a résumé son point de vue dans un excellent billet ici : "Un enfant meurt de malnutrition toutes les 5 secondes".
Je viens de lire avec intérêt vos deux articles consacrés au problème de la famine mondiale.
Personnellement, je ne me sens pas compétent pour apprécié en détail l'exactitude des propos, et des propositions, de Jean Ziegler ou de Marc Dufumier mais je suis très attentif aux questions d'équilibre Nord-Sud qui constituent probablement le plus grand défi que nos sociétés devront affronter, et résoudre, pour survivre. Ces rapports Nord-Sud ne pourront évoluer que si l’opinion publique en saisit les enjeux et je suis particulièrement choqué par le coté dérisoire des sommes qui seraient nécessaires pour annihiler la famine dans le monde en regard des gaspillages de nos sociétés occidentales.
Évoquer un "Nuremberg" de la crise alimentaire est probablement inadapté, mais Ziegler ne se cache pas, me semble-t-il, d'être volontairement provocateur dans ses propos pour sensibiliser l'opinion et les gouvernants à la cause de la lutte contre la famine et la malnutrition. Faut-il pour autant le ravaler au rang de Mickey d'un "tiers-mondisme de Dysneyland" ?
Vous connaissez certainement ces questions mieux que moi et certains de vos arguments méritent réflexion mais est-ce vraiment important de savoir si l'on meurt vraiment de "faim" ou de malnutrition ou du non accès à l'eau potable? Ne faut-il pas concéder quelques approximations à une nécessaire entreprise de vulgarisation?
L'essentiel ne me semble pas être dans des polémiques de spécialistes pour savoir s'il faut ou non taxer la farine mais dans la gravité intrinsèque indiscutable de la situation qui reste méconnue du plus grand nombre. Vous dites ne pas connaître précisément le nombre de victimes de la faim. J'ai retenu quelques chiffres issus des propos de M. Ban Ki-moon, secrétaire général de l'ONU, rapportés par Le Monde la semaine dernière (http://www.lemonde.fr/planete/artic...) : UN ENFANT MEURT TOUTES LES 5 SECONDES, soit 17000 par jour ou 6 millions par an.
Ces chiffres sont-ils bricolés ? Font-ils partie de cette "intoxication médiatique" qui vous irrite tant ? Pour ma part, avant de dire que l'on parle mal de ces questions, j'ai surtout l'impression qu'on en parle pas assez. Ce sujet qui touche 1 habitant de la planète sur 6 devrait être sans cesse au premier rang de nos préoccupations et de celles de nos dirigeants.
En un an, entre 2008 et 2009, le nombre d'affamés est passé de 850 millions à 1,02 milliard , soit une augmentation sans précédent de 20 %. Dans ces conditions, l'absence des chefs d'Etat des pays riches au Sommet organisé à Rome la semaine dernière par la FAO est particulièrement consternante (notre Sarkozy national était en balade en Arabie Saoudite) et donne un signal bien négatif pour la construction d'un nécessaire partenariat mondial pour l'agriculture et la sécurité alimentaire.
Qui a entendu parlé de ce sommet ? Nos média étaient bien trop occupés par la "main de Thierry Henri" au match France Irlande pour pouvoir consacré quelques minutes ou quelques lignes à cet évènement. Les médias occidentaux consacrent 2% de leur place aux 80% de la planète. Voilà ce qui est grave à mes yeux. Alors, si les excès d'un Jean Ziegler peuvent servir à faire entendre un cri de détresse, ce n'est peut-être pas si dramatique de cela.
Bonjour et merci pour ce long commentaire (et comme vous le devinez, nous sommes certainement d'accord à 99% !). Trois réponses rapides pour essayer d'aller un peu plus loin :
Mon commentaire chez Jennifer ne comprend aucune attaque personnelle contre Jean Ziegler (c'est d'ailleurs le billet de Jennifer qui s'en prenait aux propos de Jean Ziegler pour un "Nuremberg" ; mon propos se veut plus général). La comparaison avec Mickey est de vous Quand Eugen Drewermann, auquel je faisais référence, parle de "théologie de Disneyland" pour qualifier la façon dont on présentait naguère la foi catholique, il fait allusion, me semble-t-il, à la façon dont les films de Disney ont reformulé les contes et mythes en histoires "merveilleuses", "fleur bleue", dans lesquelles la vérité humaine peut être court-circuitée au profit d'une valorisation du spectateur qui se projette sur "le gentil". C'est précisément ce que je crains avec une mise en scène ponctuelle et émotionnelle de chiffres gigantesques sur la faim, qui laissent la place le lendemain, à la Une des médias, à la main de Thierry Henry puis aux attaques anti-Téléthon de Pierre Bergé, etc.
Vous défendez deux thèses, me semble-t-il, dans votre commentaire : 1) la situation alimentaire de la planète est tragique avec "1,02 milliard d'affamés" ; 2) ce n'est pas si "important de savoir si l'on meurt vraiment de "faim" ou de malnutrition ou du non accès à l'eau potable", car ce qui compte est de sensibiliser l'opinion des pays riches.
Je crois ces deux thèses contradictoires. Plus exactement, je ne crois pas suffisante cette forme de sensibilisation. Je crois par exemple, comme Marc Dufumier, que la malnutrition a des causes profondes dans le système technique mondialisé (causes qui avaient déjà produit les mêmes effets dans les années 20, débuts de la colonisation agro-exportatrice), et je les crois plus profondes qu'une affaire de taxe de douane, ou de financements pour la FAO.
Donc si la situation est tragique (et je crois que la misère dans le Tiers-Monde est tragique, scandaleuse, et n'est pas fatale), il est essentiel de connaître et cibler précisément les causes, parce que les solutions ne sont pas du tout les mêmes selon que le problème majeur est...
* la faim (il faut envoyer des céréales ou développer le productivisme agricole),
* la malnutrition (il faut diversifier les cultures et stimuler les réseaux de transport apportant des "feuilles" / légumes verts vers les grandes villes pauvres),
* ou le manque d'eau potable qui provoque des maladies (il faut entretenir les réseaux d'eau des métropoles pauvres, souvent contaminés).
En d'autres termes, comme en France (Cf. votre commentaire chez L'Hérétique le 18 octobre dernier), le problème de l'agriculture (ou de l'eau) n'est pas forcément un problème de ressources, mais souvent un problème de prédation par certaines couches intermédiaires du processus de production / distribution.
Par ailleurs, et j'en suis vraiment gêné, le chiffre de "1,02 milliard d'affamés" me choque. Par exemple, sur le site de la FAO, on apprend que 1,02 milliard de personnes sont "sous-alimentées", ce qui ne veut heureusement pas dire affamées, ni dénutries, ni en insécurité alimentaire http://www.fao.org/hunger/hunger_ho... et en particulier les définitions http://www.fao.org/hunger/basic-def... : par exemple il y a de nombreux sous-alimentés en France, mais très peu d'affamés.
Pourtant le rapport de la FAO sur la situation alimentaire le dit lui-même : "Tout au long de ce rapport, les termes «faim» et «sous-alimentation» sont employés indifféremment." Si c'est elle qui donne le mauvais exemple...
Pour connaître un peu certains des pays les plus pauvres du monde, je n'arriverais d'ailleurs pas à croire que 15% des gens (taux mondial moyen selon ce chiffre) puissent y être affamés. En revanche, ce qui est fréquent, c'est le manque de diversité alimentaire, par exemple chez des nourrissons qui sont tôt alimentés à la farine délayée, parce que les mères n'ont plus de lait ou doivent reprendre très tôt un travail qui les empêche d'allaiter.
Ceci dit, j'espère avoir tort sur la stratégie. Si cette dramatisation simplificatrice provoque effectivement une prise de conscience démocratique, conduit à rediscuter, repenser, et réguler autrement les mécanismes du commerce mondial, pour qu'il bénéficie plus équitablement à tous, je serai le premier à m'en réjouir
Ce que je crains le plus, c'est la routinisation de l'émotion, les réactions comme "ah bon, on meurt encore de faim ? tant que ça ? depuis 35 ans qu'on parle de la famine au Sahel ? oh ben alors c'est qu'il n'y a rien à faire, sinon déplorer".
Or, sur le rapport 2009 de la FAO toujours, page 11, on apprend que la sous-alimentation s'aggrave depuis 2006, après que la situation se soit constamment améliorée depuis 35 ans. Voilà, me semble-t-il, le vrai signal d'alarme : qu'est-ce qui a marché (un tant soit peu) depuis 35 ans et qui ne marche plus ? peut-on refaire marcher ces mécanismes d'amélioration ? où est la panne ?
(NB - commentaire édité par l'auteur à plusieurs reprises. Sur un sujet tragique, chaque mot l'est, je suis désolé d'avance si la rédaction actuelle peut choquer ou blesser et suis prêt à l'amender.)
Merci pour cette réponse. Je pense aussi que nous sommes largement d'accord sur cette question. De votre "Dysneyland à mon "Mickey", il n'y avait qu'un pas
Sur le fond, bien évidemment, je suis convaincu comme vous qu'il faut faire un diagnostic précis de la réalité et des causes de situation pour pouvoir envisager les actions adaptées. En revanche, je crois que nous sommes loin de la "routinisation de l'émotion" et qu'au contraire il faut une large prise de conscience, dans nos opinions occidentales qui ne veulent pas voir, de la nécessité impérieuses d'actions in fine très accessibles dans le cadre d'un partenariat mondial, pour peu qu'on en ait la volonté politique.
A ce titre, tout ce qui va dans le sens de la médiatisation et de la vulgarisation de ce sujet me semble plutôt positif même si le discours comporte quelques approximations raisonnables à des fins de sensibilisation du plus grand nombre.
Comme pour l'écologie, nos dirigeants politiques ne bougeront que sous la pression de leur électorat. Aujourd'hui, nous sommes dans une logique d'indifférence égoïste où il est contre-productif du point de vue électoraliste de parler de coopérations internationales... d'où l'absence de nos chefs d'état au sommet de Rome. Ce n'est pas la "routinisation de l'émotion" qui est la cause de notre cécité collective, mais bien un confortable refus de voir la réalité.
Peut-être un élément de réponse à votre question "qu'est-ce qui a marché (un tant soit peu) depuis 35 ans et qui ne marche plus ?"...
Entre 1980 et 2005, l’aide au développement en faveur de l’agriculture a baissé de 58% en valeur réelle. En proportion, elle est même passée de 17% à 3,8% de l’aide publique globale au développement de 1980 à 2006.
Source : http://www.humanrights-geneva.info/...
Bonjour,
Là-dessus je vais aussi être d'accord ... seulement à 1% peut-être ... mais ce 1% est important !
Les points de désaccord :
a) la baisse de l'aide au développement agricole est continue depuis le début des années 80, alors même que la situation alimentaire s'est continuement améliorée. Une relation de cause à effet entre (baisse de l') aide et (dégradation de l') alimentation qui ne se ferait sentir qu'avec 25 ans de retard, c'est un peu trop pour être crédible, même s'il y a des inerties importantes sur ces sujets.
b) L'aide au développement agricole visait (au moins à ... 99%) l'agriculture exportatrice, et dans la quasi-totalité des cas, elle finançait les "filières" (aménagement de périmètres irrigués, par exemple), non les paysans eux-mêmes.
Il y a cependant des formes d'aide au développement agricole, d'ailleurs peu coûteuses en valeur absolue, qui ont pu profiter à l'agriculture vivrière, par exemple les investissements de recherche dans la sélection variétale. Pour le cas de la France, ces investissements aussi ont chuté. A mon avis, c'est simplement dû au fait que les rémunérations de nos chercheurs à l'étranger ont été alignées sur celles des diplomates, depuis un décret de ? (1992 ?) ce qui les rend incroyablement surpayés par rapport à une production raisonnable de recherche, et ne peut qu'inciter les autorités chargées du financement de la recherche, à réduire ou fermer ces départements de recherche.
Si on pouvait recréer une recherche agro/agri française à l'étranger dans des conditions économiques viables, ce serait un excellent investissement pour combattre la malnutrition !