Jennifer s'en prend, sur son blog Not Zugzwang, aux termes utilisés par Jean Ziegler, pour qui il faudrait un « tribunal de Nuremberg » pour juger les responsables – notamment – de la crise alimentaire mondiale.

Pour Jennifer : "La recherche de « responsables » à traduire devant un tribunal de Nuremberg est ... un remède dérisoire, … renvoie à cette bonne vieille chasse au bouc émissaire – et à son sacrifice. ... Aucune rédemption ne sortira par miracle de toutes ces crises … Les politiques économiques et financières qui contribuent aujourd'hui à faucher une partie de la population mondiale sont les conséquences … (de) choix et (de) systèmes de représentations et de croyances … qu'il convient d'identifier. Cette démarche s'oppose à celle qui consisterait à plaquer sur une réalité atroce les concepts et les représentations qui renvoient à une autre réalité atroce."

Je reprends / amplifie mon commentaire chez elle - pour appuyer vigoureusement son point de vue (peut-être avec trop peu de nuances ou de délicatesse - désolé d'avance).

Je suis gêné par ce qui me semble être un tiers-mondisme "de Disneyland", par l'empilement de clichés tous faux, mais hélas tous jugés vraisemblables par une bonne partie de l'opinion occidentale :

  • des centaines de milliers de gens "meurent de faim" dans le Tiers-Monde. Faux, les famines, aussi tragiques soient-elles, sont rarissimes depuis les années 90.
  • le Tiers-Monde "s'enfonce dans la misère". Faux, son taux de croissance est supérieur à celui des pays anciennement industrialisés.
  • c'est "le capitalisme" qui entretient la pauvreté des pays pauvres. Faux : s'il y a des mécanismes de développement économique qui marchent au Sud, ceux-ci suivent très généralement le modèle capitaliste, même souvent déguisé en "développement communautaire" ; en tout cas le modèle économique communautaire a parfois réussi, mais très généralement échoué, comme en Tanzanie.
  • les barrières américaines ou européennes à l'importation empêchent ces pays de sortir la tête de l'eau. Généralement faux : pour l'Europe, les accords ACP sont asymétriques en faveur des pays pauvres ; plus généralement, les pays les plus pauvres n'ont actuellement pas grand chose à exporter et sont donc peu concernés.
  • pour permettre à ces pays de se développer, il faut augmenter l'aide au développement et lui faire atteindre 0,7%, ou 1%, de notre PIB. Grotesque : sur ce qu'on comptabilise comme aide au développement française, pas plus d'un euro sur 100, et encore, va aux plus pauvres. Très peu d'acteurs ou experts du Sud pensent que, globalement, l'aide au développement soit efficiente pour le développement.
  • pour devenir moins pauvres, ces pays ont besoin de fermer leurs frontières aux importations. Généralement faux ; dans des pays ayant peu à exporter, ce qui rétablit la balance, c'est la disponibilité sur le marché mondial de produits très bon marché, par exemple les produits industriels chinois.
  • les pays pauvres ont besoin pour se développer d'investissements étrangers: Faux à l'échelle macro-économique : l'investissement privé étranger ne vient dans des pays fragiles que s'il y trouve des taux de retour bien supérieurs à ceux du pays d'origine (c'est donc un investissement prédateur) ; ce qui développe aujourd'hui les pays pauvres, ce sont plutôt les transferts en provenance de leurs émigrés : ils représentent le double de l'aide au développement, et ne demandent pratiquement aucun retour financier vers le Nord.
  • les pays pauvres sont plombés par la dette, la priorité est de l'annuler. Globalement, je n'en crois rien.
  • les chefs d'État africains (par exemple) et autres détenteurs de pouvoir sont méchants et mauvais, ils enfoncent leur propre pays dans la misère. Généralement faux : il y a pu y en avoir de mauvais, comme ailleurs, mais généralement ils ont intérêt à rester en place, et pour cela à veiller aux intérêts de leur pays. D'ailleurs, parmi ceux qui les mettent en cause, qui aurait la capacité de faire à leur place ce job impossible, gouverner un pays pauvre, multilingue et marginalisé ?

Selon moi, ce tiers-mondisme de Disneyland, où des gentils sauveurs seraient empêchés, par de méchants capitalistes et politiciens, de venir à l'aide du pauvre qui meurt de faim, a des conséquences tragiques :

  • Il installe sur notre scène médiatique, en porte-parole du Tiers-Monde, des personnes / institutions qui ne sont nullement du Tiers-Monde, retirant à celui-ci la voix qu'il lui faudrait ;
  • Il dissuade de faire de la recherche, de s'interroger sur les causes et mécanismes effectifs de la pauvreté et de l'exclusion ;
  • Pire, il anesthésie les consciences et masque les scandales très réels de cette pauvreté.

On s'habitue au fait que "être né quelque part" donne des chances complètement différentes selon que c'est Manille ou Vintimille.

On est prêt à regretter que des pays aient pu accumuler du capital (de la richesse) pendant deux siècles en saturant l'atmosphère de gaz à effet de serre qui menacent toute la planète, et les pays fragiles plus que les autres - mais on ne parle jamais d'en assumer la responsabilité financière.

On parle de casques bleus et d'observateurs, mais jamais, à ma connaissance, de garantir le droit à la sécurité physique des personnes, sur une planète où des centaines de milliards de dollars sont investis dans des têtes nucléaires dernier cri.

Nos systèmes financiers encouragent l'évasion massive de capitaux vers des paradis fiscaux, donc l'extraction massive des ressources naturelles planétaires au bénéfice d'un très petit nombre de détenteurs de pouvoir militaire et financier. Oui, certes, il faut changer profondément le système économique mondial. Oui, une mondialisation plus juste est possible. Mais c'est affaire de lois, d'institutions, pas de tribunal.

En résumé, je crains qu'un tiers-mondisme de carton-pâte, dans son duo avec le rituel de "l'aide au développement", ne sapent ce qu'il faudrait construire : des institutions qui garantissent (enforce) les DROITS de chaque être humain.

Ce n'est pas une question d'aide, ni même d'économie. C'est une question de démocratie.


Si je puis me permettre de recommander, à qui s'intéresse à ces sujets, quelques auteurs, qui, aussi nordiques soient-ils, m'ont inspiré une grande confiance ; côté économistes :

  • Joseph Stiglitz, "Making Globalization Work" ;
  • Philippe Hugon, "Économie de l'Afrique" ;
  • Jean-David Naudet et al., "Trouver des problèmes aux solutions : 20 ans d'aide au Sahel" ;

Côté politique :

Mais tout cela est aisément remplaçable par quelques chapitres de "En attendant le vote des bêtes sauvages" d'Ahmadou Kourouma.


Correction à 12:29 (après le 3ème commentaire) : "soit efficiente pour le développement" remplace "ait un impact significatif sur le développement."