Deux vieux messieurs, décédés cette année, avaient marqué ma jeunesse polytechnicienne, et mes premières réalisations d'adulte.

René Girard a été présenté à sa mort comme "l'homme d'une (seule) idée", le désir mimétique : l'être humain ne désire pas de lui-même, il désire l'objet qu'on lui montre comme désirable. C'est la logique de la coquetterie : se faire passer pour désiré(e), de façon à l'être vraiment. C'est aussi la racine de la violence : désirant ce qu'un autre désire, on entre aussitôt en conflit avec cet autre. Ce conflit ne se résout qu'en accusant et sacrifiant un tiers, désigné comme l'origine, et du désir, et de la violence : le bouc émissaire. C'est surtout pour cette théorie — un peu tarabiscotée — du bouc émissaire, que René Girard était célèbre dans les années 70-80, avec son livre "Des choses cachées depuis la fondation du monde".

Je ne l'ai connu que par ses ouvrages, ses disciples, Jean-Pierre Dupuy surtout, et par Jean-Marie Domenach, mon professeur à l'X et le directeur de deux recherches que j'y ai conduites.

Il avait fondé un laboratoire de recherches en sciences sociales, le CREA, avec Jean-Pierre Dupuy qui lui succéda à la direction du labo. CREA était initialement l'acronyme de "Centre de recherche sur l'épistémologie et l'autonomie". À ce que j'en retiens, "épistémologie", c'est-à-dire "philosophie des sciences", ou "de la recherche", était une façon de montrer patte blanche à Polytechnique, conservatoire des "sciences dures". "Autonomie" était le mot important ; il faisait référence, par quelque détour, à la pensée de René Girard. Peut-être[1] le CREA voulait-il répondre à la question "comment l'être humain peut-il être autonome, moteur de sa propre existence, s'il a besoin pour se mouvoir, du désir de l'autre ?".

C'est très concret tout ça. Les mécanismes de la finance moderne avec ses produits dérivés, qui cherchent à anticiper sur le désir des autres, occupaient nos réflexions au CREA. Les travaux d'André Orléan l'illustrent bien — connus d'un large public depuis la crise de 2008.

J'avais essayé, à l'époque et par la suite, de comprendre les bases mathématiques de ces produits dérivés, en particulier les êtres étranges que sont les processus aléatoires du second ordre. Je n'y pigeais pas grand chose, et suis resté, plutôt, sur un sujet dont je comprenais les mathématiques, et qui m'intéressait pour lui-même : le changement dans la société. Ma recherche de fin d'études, encadrée par le CREA, se passait dans une entreprise de sociologie appliquée, Cofremca, aujourd'hui Sociovision, que je n'ai jamais vraiment quittée depuis : je travaille au quotidien avec des anciens du groupe Cofremca.

Alors même si on ne s'est jamais croisés dans la vraie vie, merci, Monsieur Girard. Merci en particulier pour cette question, "comment être autonome, si j'ai besoin pour me mouvoir, du désir de l'autre ?" ; pour cet appel à chercher, derrière les jeux des coquetteries et de la violence, un désir authentique.


Quelques semaines avant cette recherche de fin d'études, j'avais bouclé un mémoire qui m'avait bien occupé les douze mois précédents : l'analyse d'une innovation pédagogique, lancée en 1947 par Michel Menu.

Michel Menu était un moteur. L'autonomie faite homme. Michel Menu était un résistant ; mais quand il parlait de la Résistance, ce n'était pas des Allemands qu'il parlait, de la Gestapo, de la défaite ; c'était d'action et de résolution.

Michel Menu — à ce que je retiens de nos entretiens[2] — était "responsable des parachutages du réseau Sultan[3]". Son terrain d'action, c'étaient les clairières. Il lui fallait une couverture, une bonne raison de parcourir les routes : quelqu'un le plaça dans l'équipe nationale des Scouts de France, à Lyon, chargé d'inspecter les camps et les groupes locaux. C'est au QG des Scouts qu'il cachait le poste radio avec lequel il communiquait avec Londres. Un jour, le prêtre Aumônier général des Scouts de France, le père Forestier, découvre Menu devant sa radio : "qu'est-ce que c'est que ça ? Dégagez-moi ça d'ici tout de suite." Tout de suite ? Tout de suite. "Et j'ai dû sortir sur la place, en plein jour devant tout le monde, avec mon poste radio mal emballé dans une couverture. Si j'étais pris…".

C'est en entendant cette anecdote que j'ai commencé à admirer Michel Menu pour de bon. Parce que je connaissais déjà bien ses livres, écrits de 1948 au début des années 60 : il y cite le Père Forestier à de nombreuses reprises. Et toujours en bien, toujours comme référence.

À la sortie de la guerre, le scoutisme catholique, trop proche du pétainisme, s'était infantilisé, presque ridiculisé. Michel Menu, nommé commissaire national en 1946, l'a révolutionné. Et en revenant à l'idée essentielle du fondateur, Baden-Powell : l'autonomie. La capacité des adolescents, volontaires, en équipes, à se débrouiller seuls dans la nature.

Michel a commencé très simple : à l'été 1946, au camp qui rassemblait des unités dépourvues d'encadrement, il a envoyé les intendants de chaque équipe faire le marché. Pas de cuisine roulante, pas d'achats groupés, pas d'adulte pour prendre en charge — en pleine disette !

En 1947, il lançait une variante du scoutisme, les "Raiders-Scouts", avec une palette de nouvelles activités dont le judo, la moto, et le raid en solitaire à la boussole (sans carte), ou "Woodcraft". Et, au passage, une nouvelle couleur de béret : vert. J'ai porté ce béret 35 ans plus tard, ayant été scout dans une unité, la 1ère Saint-Cloud, que Michel Menu avait fondée, et qui avait conservé sa pédagogie.

Peu après, puisque des équipes d'adolescents peuvent être autonomes un jour, il a décidé qu'elles pouvaient l'être toute l'année : à quoi bon attendre de trouver des animateurs adultes, pour partir en pleine nature et commencer à faire du scoutisme ? Il a autorisé et encouragé les "patrouilles libres".

Dans l'immédiat après-guerre, le volontarisme et les références militaires des Raiders étaient dans l'air du temps. Mais vite, il y a eu dissonance avec le mouvement social, l'engagement de chrétiens contre la guerre en Algérie, l'exode rural et l'engagement de la société pour construire de nouvelles villes. Michel Menu fut débarqué en 1956. Les chemises rouges des Pionniers remplacèrent un peu plus tard, 1964, le béret vert des Raiders.

Héritier des Raiders, Raider moi-même, je me sentais tout autant héritier du mouvement social, pacifiste et écologiste, dont Jean-Marie Domenach fut l'une des figures.

J'ai donc été heureux de pouvoir consacrer une année de Polytechnique, sous sa direction, à retracer l'histoire des Raiders et à retrouver ce qui était resté de cette innovation, dans le scoutisme et dans la pédagogie des décennies suivantes[4]. Et Domenach était enchanté d'encadrer une recherche sur le courant qu'il avait, trente ans plus tôt, affronté.

Michel Menu ? À l'époque, je me demandais si cet ancêtre était encore en vie ! Il l'était, vibrant d'énergie et de projets. Il m'avait reçu très aimablement, avec l'enthousiasme de l'organisateur pour qui chaque recrue compte. Nous sommes restés sur quelques désaccords : il n'était pas homme à négocier ses convictions. Mais, loin d'écarter le freluquet, il était resté en relation avec la même bienveillance.

Quelques années plus tard, travaillant le jour dans le groupe Cofremca, je consacrais quelques-unes de mes soirées à coordonner la rédaction d'un manuel de pédagogie. Parmi les 4 rédacteurs de cette "Boussole", 3 anciens de la 1ère Saint-Cloud.

Michel Menu mettait en mouvement.


Dans le premier tome du "Chat du Rabbin" de Sfar, il y a ce moment où le rabbin se rend compte que son propre rabbin, celui à qui il demande conseil, ne peut plus l'aider. Il doit enfin prendre ses décisions seul, en poursuivant le chemin sur lequel il avait été si longtemps accompagné.

Adieu à mes rabbins.

Notes

[1] Je trouve ici un historique du CREA, pour qui veut en savoir plus — et corriger au besoin mes souvenirs vieux de presque 30 ans.

[2] Ce qui est raconté ici est un peu différent, sans être incompatible.

[3] Avant d'écrire ce billet, j'ai retrouvé quelques éléments historiques sur internet : "Sultan" est en fait le nom de code de Jacques Picard, Délégué Militaire Régional de la France Libre dans la région de Montpellier.

[4] Les passionnés trouveront ce travail de jeunesse ici.