Il y a 3 mois, séjournant à Bucarest, je suis passé à la cathédrale (catholique romaine). Elle était décorée de banderoles avec des photos anciennes, en noir et blanc, d'un enfant en robe, d'un homme mûr à la barbe noire, d'une sorte de vieux pope à barbe blanche, aux yeux usés d'en avoir trop vu.

Il m'a fallu un moment pour comprendre que c'était le même homme, dont le nom figurait au fond de l'église, Monseigneur Vladimir Ghika.

Un ami, Emanuel Cosmovici, venu me voir à ce point de rendez-vous, m'a dit de il s'agissait : un Parisien ! un grand ami des intellectuels catholiques d'avant-guerre, Jacques et Raïssa Maritain et compagnie. Né prince et orthodoxe ; voyageur à travers l'Europe à la suite de son frère diplomate ; converti au catholicisme romain et ordonné prêtre à Paris ; revenu pendant la guerre au pays, arrêté par le régime communiste, mort en prison des mauvais traitements subis.

Emanuel m'a fait passer plus tard par son fils le recueil des dernières lettres de Vladimir Ghika — "À mon frère en exil"[1], en me taisant modestement qu'il en avait réalisé l'édition. Il m'a dit en revanche ce que sa famille devait à Mgr Vladimir Ghika.

Aujourd'hui, Vladimir Ghika, reconnu comme martyr de la foi par l'Église, est célébré à Bucarest comme bienheureux. Je me joins à cette fête en vous proposant quelques lignes de sa lettre du 15 novembre 1948.

Mon cher petit,

(…)

Les Soeurs sont réduites à 3 ou 4 chambres dans le sous-sol. On a transformé leur chapelle en salle de conférences toute décorée de faucilles, de marteaux, de torchons rouges. (…)

J'ai mis ce que j'ai pu à droite et à gauche, chez des amis, lors des évictions successives et des alertes. (…).

J'ai eu la mesure de ce qu'on peut méditer, par un rapport à mon sujet, où à côté de toutes imputations et calomnies, on transforme le geste plutôt honorable, de mes visites sous les bombes à Vācāresti, en "fréquentations dissolues" avec les femmes perdues de la prison… (ceci pour votre édification personnelle, sans le répéter à d'autres, car on pourrait avoir de terribles ennuis, si l'on savait que c'est par le frère de la dactylographe du rapport, seule informée, que je sais la chose). (…)

En-dehors de combinaisons exceptionnelles et non suspectes, on ne peut pas bouger d'ici, si on est Roumain. La consigne est implacable, et même pour les ex-Roumains. (…)

Les cinq évêques sont en prison ; plus d'un millier de prêtres aussi. (…) En général la population tient ferme ; et des prêtres en civil disent la messe en cachette, et distribuent les sacrements, aidés de bons laïques. Des 430 signatures[2] soutirées par tous les moyens à des pensionnaires[3] ou à des prêtres mariés[4] chargés de famille et de dettes — à part 42, tous se sont rétractés. (…)

Au moins, dans toutes ces persécutions, il n'y a plus même de prétexte politique, et on a le sens de ne souffrir que pour Dieu. (…)

Ton vieux
Vlad

Notes

[1] Qui ont donné lieu à un documentaire.

[2] De ralliement à l'Église orthodoxe, qui restait la seule acceptée par le régime.

[3] Prêtres retraités.

[4] Eglise catholique de rite oriental (gréco-catholique).